Erwin Guido KOLBENHEYER (1878-1962)



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Erwin Guido KOLBENHEYER  (1878-1962)

par Robert Steuckers

Né le 30 décembre 1878 à Budapest, Erwin Guido Kolbenheyer, poète, dramaturge et philosophe, voit le jour dans le foyer d'un célèbre architecte austro-hongrois. Orphelin dès 1881, il s'installe avec sa mère à Karlsbad, dans le pays des Sudètes, où il fréquente le Gymnasium. En 1900, il part à Vienne pour y étudier la zoologie et la philosophie, notamment sous la tutelle des professeurs Hatschek et A. Stöhr. C'est avec l'appui de ce dernier qu'il acquiert son titre de docteur en philosophie en 1904. Mais il renonce à toute carrière universitaire pour se consacrer entièrement à sa poésie, ses drames et ses romans. En 1925, il fait paraître une première version de son ouvrage philosophique majeur, Die Bauhütte, qui sera définitivement achevé en 1940. Honoré de plusieurs prix, il continuera à œuvrer jusqu'à sa mort, survenue le 12 avril 1962. Dans toute son œuvre, tant philosophique que poétique ou romanesque, Kolbenheyer pose des héros qui incarnent l'être le plus profond de l'homme germanique, caractérisé par un élan vital sans repos; partant, ses héros recherchent, infatigables et tragiques, une connaissance, une puissance, un absolu, un idéal, un dieu, eux-mêmes. Son Paracelse, par exemple, est toujours en errance, toujours à la recherche de la connaissance suprême; dans ce cheminement interminable, Paracelse, précurseur de Faust, s'éloigne toujours davantage de l'Eglise et de ses lois. Il cherche, dans la foi, une liberté totale et, en Dieu, le repos éternel, sans jamais trouver ni l'une ni l'autre. Chacun des volumes de sa trilogie paracelsienne est précédé d'un dialogue entre le Christ et Wotan et contient plusieurs dialogues entre Paracelse et un représentant de la «vieille culture» classique, désormais incapable d'étancher la «soif métaphysique» des hommes. A un représentant de la Curie romaine, venu en Allemagne pour enquêter sur les progrès de la Réforme, Paracelse reproche de défendre des formes, figées et raidies, sans contenu, sans substance. Le Réforme est, aux yeux de Kolbenheyer, le retour de l'humanité germanique à la substance vitale, au-delà des formes figées, imposées par l'Eglise de Rome. Dans l'œuvre de Kolbenheyer, resurgissent tous les débats de la réforme et de la renaissance, de l'humanisme et de la nouvelle vision du cosmos (celle d'un Giordano Bruno notamment), autant de Schwellenzeiten,  d'époques-seuil, où il est impératif d'adapter l'esprit au temps. Pour notre auteur, l'histoire de la pensée européenne est marquée par l'opposition entre, d'une part, un dynamisme adaptatif/mouvant/plastique, ancré dans un humus populaire précis, et un statisme absolu rigide, immobile et planant au-dessus de l'oikos  des hommes. Spinoza, Paracelse, Giordano Bruno, le personnage de Kolbenheyer Meister Joachim Pausewang, sont des représentants du dynamisme. Les églises et les dogmes, religieux ou laïques, sont des éléments de statisme, des cangues dont il faut sortir.

L'atelier. Eléments pour une métaphysique des temps présents (Die Bauhütte. Grundzüge einer Metaphysik der Gegenwart)  1925-1952

Idée centrale de cet ouvrage philosophique de Kolbenheyer: l'humanité, fascinée par les absolus postulés par les métaphysiques désincarnées, ne parvient plus à s'adapter aux impératifs des temps présents. Ceux-ci exigent une métaphysique souple, plastique, sans forme systématique définitive. L'homme a besoin de métaphysique pour s'orienter dans l'avalanche de données que lui communique le monde. La métaphysique lui sert de fil d'Ariane. Sans elle, il tâtonne. Les métaphysiques classiques ont toutes été des systèmes qui se voulaient définitifs et absolus, qui avaient pour but d'ordonner les idées, les connaissances et les valeurs humaines selon une idée centrale, généralement une conception de Dieu ou du monde, issue d'un état particulier d'adaptation de l'homme au monde dans un contexte spatio-temporel déterminé mais révolu. Mais quand le monde change sous la pression des événements, quand le changement provoque à l'échelle européenne une «crise de conscience», les métaphysiques classiques, de Pascal à Leibniz et à Rousseau, s'effondrent. On tente de les remplacer par l'idée du Moi, l'idée de la matière ou l'idée de l'esprit, l'idée de la collectivité ou l'idée du rien (nihilisme), sans se rendre compte que ces idées n'ont pas de contenu réel correspondant au nouvel état d'adaptation de l'humanité. Pire: ces idées sans contenu réel ont servi à construire des systèmes que l'on a posé comme définitifs, alors que la vitesse des changements, donc la nécessité vitale d'adaptations rapides successives, impliquait de se débarrasser de toute espèce de rigidité. 

Question majeure que pose Kolbenheyer: qu'est-ce que la pensée? Elle est 1) l'intégration consciente de tout ce que nous vivons dans le monde de la conscience et 2) le fait de compléter, de classer et de construire sans cesse ces diverses sensations. Le siège de ce processus d'intégration, de complétement, de classification et de construction est le cerveau humain, conditionné par une biologie et une hérédité précises. Ce site, différent d'une multitude d'autres sites analogues, exclut la croyance naïve et dépassée en un esprit d'essence indépendante. Ces déterminations du siège de la pensée, c'est-à-dire du cerveau, lié à d'autres cerveaux par le jeu infini et kaléidoscopique du code génétique, se heurtent à des résistances continuelles qu'il faut vaincre, dépasser ou contourner. Les communautés de cerveaux unies par un même code génétique, lequel est variable à l'infini, produisent des idées directrices qui font montre d'une certaine durée dans l'histoire. Ces idées directrices sont métaphysiques, selon Kolbenheyer, car elles transcendent les individualités qui les incarnent plus ou moins bien. La métaphysique, de cette façon, est descendue de l'au-delà dans le monde réel. Les données du problème de la métaphysique sont les hommes, les hommes dans la vie et la vie dans les hommes et non pas un au-delà quelconque auquel il s'agit d'arriver, non pas un absolu fixé d'avance, indéterminé et indéterminable auquel l'homme doit adapter sa vie. La métaphysique est de ce fait «un point parfait d'adaptation intérieure et extérieure de l'homme» qui, nécessairement, diffère d'un individu à l'autre, d'un peuple à l'autre. De cette définition différenciée à l'infini de la métaphysique découle un dépassement de l'idéalisme et du rationalisme; ces systèmes faisaient de la pensée un «cadre» sans contenu. Pour Kolbenheyer, la pensée est et cadre et contenu en interaction ininterrompue. La pensée est ainsi à la foi force absorbante et force créatrice et n'a de valeur et d'importance que si elle remplit ce double rôle.

L'horizon de la pensée est, chez Kolbenheyer, celui de la «vie plasmatique», qui n'est pas un être en soi supérieur auquel les formes d'individuation sont subordonnées; il n'existe pas d'être plasmatique en dehors des formes d'individuation, ce qui n'empêche pas de penser à un rapport originel et générateur entre les formes d'individuation sur le plan de l'évolution générale. Ce qui existe en tant que vie, est de la vie différenciée, de la vie en train de s'adapter. Kolbenheyer dégage les lois de la «plasmogénèse» c'est-à-dire de l'individuation du plasma et de sa conservation dans les individus; le plasma adapté (c'est-à-dire l'individu) ne peut être ramené à un degré d'individuation par lequel il a passé précédemment; la part de plasma dont les capacités ne résistent pas par l'adaptation au changement des époques géologiques cosmiques disparaît. La substance vitale, le plasma, est répartie entre tous les peuples de la terre. Pour parfaire leur rôle historique, pour créer des formes culturelles viables et sublimes, pour exprimer les potentialités de ce plasma qui leur est échu, les peuples épuisent graduellement leur capital en plasma. Les peuples jeunes sont ceux qui disposent encore d'une grande quantité de plasma non transformé en formes. Plus la quantité de plasma résiduel est importante, plus la vitalité du peuple est intense. Les peuples trop encombrés de formes ont terminé leur cycle et se retirent petit à petit de la scène du monde.

De cette vision biologico-mystique, Kolbenheyer déduit une éthique individuelle répondant à une maxime paraphrasant Kant: «Agis toujours de façon telle, que tu puisses être convaincu d'avoir fait par tes actions le meilleur et le maximum pour que le type humain, dont tu es issu, puisse être maintenu et se développer». L'individualité est, dans cette optique, «exposant de fonction»; il est une modalité de l'adaptation au réel du donné plasmatique. Par conséquent, ne sont immortelles que les prestations de l'individualité qui ont accru les capacités adaptatives du plasma. De la maxime énoncée ci-dessus et de cette notion d'immortalité des prestations, découle une éthique du devoir. L'individualité doit maintenir et développer la vie, au-delà de sa propre existence individuelle, et mettre en œuvre, dans ce but, toutes ses énergies. L'individu en soi, dans la perspective kolbenheyerienne, n'existe pas car tous les hommes sont reliés au paracosmos, et ont ainsi en commun bon nombre de traits supra-individuels; de plus, l'individualité, au cours de son existence, change et est appelée à jouer des rôles différents: celui de l'enfant, puis celui de l'époux, du père, celui que postule sa fonction sociale, etc. Il y a différenciation constante, ruinant toute rigidité posée comme en soi. On a parlé de l'œuvre philosophique de Kolbenheyer comme d'un «naturalisme métaphysique» (R. König) ou d'un «matérialisme biologique» (E. Keller).

(Robert Steuckers).

- Bibliographie non exhaustive; nous ne reprenons que les ouvrages littéraires de Kolbenheyer ayant un intérêt philosophique; une bibliographie complète, établie par Kay Nieschling, se trouve dans Peter Dimt (cf. infra); par ailleurs, le lecteur pourra s'adresser à la Kolbenheyer-Gesellschaft e. V., Schnieglinger Straße 244, D-8500 Nürnberg, pour tout renseignement sur l'auteur. Cette société édite également un périodique d'exégèse de l'œuvre d'EGK, intitulé Der Bauhütten-Brief.
Giordano Bruno, 1903 (tragédie); Die sensorielle Theorie der optischen Raumempfindung, 1905 (thèse); Amor Dei, 1908 (roman sur Spinoza); Meister Joachim Pausewang, 1910 (roman où intervient la figure de Jakob Böhme); Montsalvach, 1912; Die Kindheit des Paracelsus, 1917 (premier tome de la trilogie paracelsienne); Wem bleibt der Sieg?, 1919; Das Gestirn des Paracelsus, 1922 (tome 2); Die Bauhütte. Grundzüge einer Metaphysik der Gegenwart, 1925 (première version); Das dritte Reich des Paracelsus, 1926 (tome 3); Heroische Leidenschaften, 1929 (nouvelle mouture de Giordano Bruno); Aufruf an die Universitäten, 1930 (discours); Das Gesetz in dir, 1931 (théâtre); Die volksbiologischen Grundlagen der Freiheitsbewegung, 1933 (essai); Gregor und Heinrich, 1934 (pièce de théâtre mettant en scène le Pape et l'Empereur et les valeurs qu'ils incarnent); Unser Befreiungskampf und die deutsche Dichtung, 1934 (discours); Der Lebensstand der geistig Schaffenden und das neue Deutschland, 1934 (discours); Arbeitsnot und Wirtschaftskrise biologisch gesehen, 1935 (article); Das gottgelobte Herz, 1938 (roman avec pour thème la mystique allemande); Der Einzelne und die Gemeinschaft, 1939 (discours); Goethes Denkprinzipien und der biologischen Naturalismus, 1939 (discours); Die Bauhütte, 1940 (nouvelle version); Das Geistesleben in seiner volksbiologischen Bedeutung, 1942 (discours); Menschen und Götter, 1944 (tétralogie dramatique); Die Bauhütten-Philosophie, 1952 (troisième édition, complétée de textes nouveaux); Sebastian Karst über sein Leben und seine Zeit, I, 1957 (autobiographie); Sebastian Karst über sein Leben und seine Zeit, II & III, 1958 (autobiographie, suite); Metaphysica viva, 1960; éditions posthumes: Wem bleibt der Sieg?, 1966 (anthologie comprenant le texte de 1919 portant le même titre); Vorträge, Aufsätze, Reden, 1966 (Œuvres complètes, 2/VII); Die Bauhütte, 1968 (4ième éd.); Mensch auf der Schwelle, 1969; Du sollst ein Wegstück mit mir gehn, 1973 (anthologie); Gesittung. Ihr Ursprung und Aufbau, 1973; Kämpfer und Mensch. Theoretischer Nachlaß, 1978; Rationalismus und Gemeinschaftsleben, 1982. Les Œuvres complètes, publiées à l'initiative de la Kolbenheyer-Gesellschaft, sont parues entre 1956 et 1969.

- Sur Kolbenheyer:  Conrad Wandrey, Kolbenheyer. Der Dichter, der Philosoph, Langen/Müller, Munich, 1934; Franz Westhoff, E.G. Kolbenheyers Paracelsus-Trilogie - eine Metaphysik des deutschen Menschen,  Thèse, Münster, 1937; Ernst Heinrich Reclam, Die Gestalt des Paracelsus in der Dichtung. Studien zu Kolbenheyers Trilogie, Thèse, Leipzig, 1938; H. Vetterlein, «Kolbenheyer-Bibliographie», in Dichtung und Volkstum (Euphorion), 40, 1939, pp. 94-109; E. Fuchs, Das Individuum und die überindividuelle Individualität in Kolbenheyers historischen Romanen, 1940; Franz Koch, «E.G. Kolbenheyers Bauhütte und die Geisteswissenschaften», in Dichtung und Volkstum (Euphorion), 41, 1941, pp. 269-296; H. Seidler, «Kolbenheyer über die Dichtkunst», in Dichtung und Volkstum (Euphorion), 41, 1941, pp. 296-321;  Paul Lespagnard, «Erwin Guido Kolbenheyer», in Bulletin de l'Ouest, Bruxelles, 15 avril 1942, 2, pp. 18-20; Paul Lespagnard, «L'Œuvre de E.G. Kolbenheyer. La "Bauhuette"», in Bulletin de l'Ouest,  Bruxelles, 15 nov. 1943, 20, pp. 230-233 et 30 nov. 1943, 21, pp. 241-244; St. R; Townsend, Kolbenheyers Conception of the German Spirit and the Conflict with Christianity, 1947; H.D. Dohms, Die epische Technik in Kolbenheyers Roman "Das gottgelobte Herz", 1948; Franz Koch, Kolbenheyer,  Göttinger Verlagsanstalt, Göttingen, 1953; Robert König, Von Giordano Bruno zu E.G. Kolbenheyer, Kolbenheyer-Gesellschaft, Nuremberg, 1961; A.D. White, The Development of the Thought of E.G. Kolbenheyer from 1901 to 1934, 1967; Otto Schaumann, Die Triebrichtungen des Gewissens,  Orion-Heimreiter, Francfort s.M., 1967; Ernst Frank, Jahre des Glücks. Jahre des Leids. Eine Kolbenheyer-Biographie,  blick + bild, Velbert, 1969 (principale biographie de l'auteur; avec 95 ill.); Ernst Keller, «Der Weg zum deutschen Gott: E.G. Kolbenheyer», in Ernst Keller, Nationalismus und Literatur, Francke, Berne/Munich, 1970; Robert König, Der metaphysische Naturalismus E.G. Kolbenheyers, Kolbenheyer-Gesellschaft, Nuremberg, 1971; Robert König, Ein Gedenkblatt zu seinem 10. Todestag am 12. April 1972,  Kolbenheyer-Gesellschaft, Nuremberg, 1972; Alain de Benoist, «Paracelsus: roman d'Erwin Guido Kolbenheyer», in Nouvelle Ecole,  29, 1976, pp. 126-131; Robert Steuckers, «Le centenaire de Kolbenheyer», in Pour une renaissance européenne, Bruxelles, 27/28, 1979, pp. 270-276; Herbert Seidler, «Erwin Guido Kolbenheyer», in Neue Deutsche Biographie,  Band 12, Duncker u. Humblot, Berlin, 1980;  Peter Dimt, Schlederloher Teestunde. Vierzig Anekdoten um Erwin Guido Kolbenheyer,  Türmer, Berg, 1985 (avec bibliographie complète des œuvres de EGK); Hedwig Laube, Von Erwin Guido Kolbenheyers Ethos aus Naturerkenntnis,  Kolbenheyer-Gesellschaft, Nuremberg, 1985; Hedwig Laube, Religion in Kolbenheyers Werk,  tiré à part édité par la Kolbenheyer-Gesellschaft, Nuremberg, 1989; Karl Hein, «Er hieß Kolbenheyer und schuf den biologischen Sozialismus für das 21. Jahrhundert», in Elemente, Kassel, 4, 1990.

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