“Nouvelle droite” ou “nouvelle culture” face à la question régionale

“Nouvelle droite” ou “nouvelle culture” face à la question régionale

Allocution prononcée devant un groupe de fédéralistes wallons à Verviers en septembre 1993

Dans l'orbite de la Nouvelle Droite (ND) française, la question régionale est certes présente, mais elle s'exprime dans la plus parfaite imprécision, dans le sens où :
  • on n’admet dans ces cercles que la question régionale est non résolue, on déplore cette non-résolution, on prétend défendre les régions mais on ne déploie cette acceptation et cette défense que dans le cadre d'évocations historiques vagues et pseudo-romantiques, par ex. en parlant de mouvements autonomistes radicaux, au message plus ou moins classable “à droite”, souvent avec un passé pro-collaborationniste, mais en négligeant maladroitement les autres formes de revendication autonomiste.
  • on n'aborde nullement la question régionale dans les cercles ND en France sous un angle juridique, pratique, instrumentalisable dans la vie politique et dans un langage politique acceptable et consensuel. Le régionalisme, dans les revues de la ND, n'est pas pensé en termes de droit. Or, dans les mouvements régionalistes actifs, sérieux et pertinents, la question du droit est omniprésente : Yann Fouéré pour la Bretagne, Alexandre Marc et Guy Héraud pour le mouvement fédéraliste européen n'ont cessé de raisonner en termes de droit et de comparer les constitutions fédéralistes d'Europe et du monde. Hélas, en France, ces travaux d'une exceptionnelle précision et d'une grande pertinence politique ont été marginalisés, jacobinisme oblige.
Par ailleurs, dans la ND comme dans d'autres clubs politiques ou parapolitiques français, le centralisme parisien domine les esprits même inconsciemment. La répression gaulliste dans les années 60 a laissé des traces, not. en Bretagne. Tout intérêt pour les “autonomismes” est suspect et des individus soucieux de pratiquer l'entrisme — promis par la ND dans les allées ou les coulisses du pouvoir RPR ou UDF — évitent cette thématique comme la peste. A fortiori, cet évitement se repère tout aussi distinctement quand des individus — tentés un moment par la stratégie ND — s’inscrivent au FN, en ne tenant pas compte de l’opposition de la direction ND au parti de Le Pen.
Ailleurs en Europe, la question du régionalisme ou du fédéralisme se pose autrement.
  • Dans l'espace belge (Flandre + Wallonie), se pencher sur de telles questions est une nécessité politique, puisque nous avons vécu et nous vivons toujours un processus de fédéralisaton lent mais inéluctable. Le mouvement flamand, puissante lame de fond dans le Nord du pays, véhicule des principes fédéralistes depuis son éclosion. En Wallonie, la préoccupation fédéraliste a été nettement moins ancrée dans le débat jadis, mais elle s'y installe très sûrement depuis quelques années.
  • En Allemagne, le principe cardinal de toute politique est d'accepter la constitution de 1949, car les instances qui prôneraient son abolition pourraient être purement et simplement interdites par le tribunal constitutionnel. Cette constitution prévoit des droits très précis pour les minorités danoise et sorabe.
  • En Suisse, la tradition politique est fédéraliste. La Suisse est une “confédération”, mot français qui ne traduit qu'improprement le terme allemand Eidgenossenschaft (littéralement “Compagnonnage du serment”, soit le Serment prononcé par les représentants des premiers cantons fédérés, à Rütli, au début de l'histoire suisse).
  • En Autriche, la constitution de 1955 est fédérale, prévoit des droits pour la minorité slovène de Carinthie, et personne ne la remet en question.
  • En Italie, la forte conscience qu'ont les régions d'elles-mêmes est oblitérée par la tradition centraliste du Risorgimento et du fascisme, repris en d'autres termes et sous d'autres justifications idéologiques par la DC, les socialistes et les communistes, sans qu'ils n'aient été capables de barrer la route aux manigances de la mafia. À l'heure actuelle, il semble nécessaire de penser de manière cohérente la dévolution en Italie.
Théorie flamande et théorie wallonne
Revenons à l'espace belge. La théorie flamande du fédéralisme est issue d'une maturation complexe, façonnée au cours de plusieurs décennies de combat contre l’appareil étatique belge et contre toutes les formes de centralisation. Ce combat a été marqué par la question linguistique, qui a servi de levier pour mobiliser les masses flamandes (la marche sur Bruxelles de 1963, les manifestations de Leuven Vlaams en 1968, etc.). La théorie wallonne a émergé plus tardivement, mais prend forme, comme vous le savez tous, sous l'impulsion de José Happart, du Groupe du Perron et de Jean-Maurice Dehousse, dont les idées fédéralisantes s'inspirent du modèle allemand. Dans les théories unitaristes/décentralisatrices, comme dans le Groupe du Coudenberg, chez le constitutionaliste Denies (spécialiste du droit helvétique), on énonce également une théorie fédéraliste, non pas basée sur les communautés linguistiques, mais sur les actuelles provinces du Royaume de Belgique (qui sont les anciens départements dessinés sous l'occupation française de 1795-1814, ce qui pose problème, vu le tracé souvent arbitraire et non historique des départements inventés par le “géométrisme révolutionnaire”). Indépendamment d'une acceptation ou d'une non-acceptation de l'unitarisme belge, les théories émises par le Groupe du Coudenberg et par Denies méritent d’être étudiées, car elles sont utiles pour éviter la création de mini-jacobinismes de substitution ; elles permettent ensuite de penser la sous-région, le sub-régionalisme. Dans le cas de la Wallonie, penser le sub-régionalisme est nécessaire, vu les différences entre zones industrielles socialistes du sillon Sambre et Meuse et les zones plus rurales et conservatrices des Ardennes par ex. Mais la Flandre, elle aussi, a intérêt à penser la spécificité de ses composantes et à leur accorder une dose d'autonomie.
Toute “nouvelle droite” ou “”nouvelle culture” qui voudrait s'articuler sur un tout cohérent doit opérer la synthèse entre ces courants ou, au moins, en parler, les défendre et les illustrer. Au-delà de l'espace somme toute réduit de la ND francophone, il convient, dans toute théorie nouvelle du fédéralisme dans l'espace belge de raisonner au départ des thématiques ou des faits suivants, qui sont autant d'axes complémentaires :



◘ 1. Le modèle espagnol
Le nouvel État espagnol post-franquiste est un “État asymétrique de communautés autonomes”. Ce modèle est une innovation importante en Europe. Il dépasse tous les modèles d'État centralisé et autoritaire de notre continent dans le sens où il respecte les communautés chamelles, historiques et concrètes qui forment le tissu de la culture hispanique (mais peut s'étendre à toutes les cultures d'Europe), tout en les organisant de manière démocratique. Ailleurs en Europe, les cénacles visant à injecter dans les mentalités une nouvelle culture juridique et politique doivent observer, commenter, imiter et corriger ce modèle espagnol.
◘ 2. La subsidiarité
Généralement, lorsque l'on définit la subsidiarité, on explique qu'elle est le mode de gouvernement qui laisse l'autonomie aux échelons les plus élémentaires de la société, leur accorde le droit de s'auto-administrer. Dans tout système fédéraliste-subsidiariste, on ne fait intervenir un échelon plus important de l'ensemble systémique qu'est la société que si l'échelon élémentaire en question ne peut pas subvenir à certains besoins vitaux par ses propres forces. Derrière l'acceptation générale de toutes les autonomies sociales, nous entendons voir se profiler une dimension plus proprement politique, visant la mobilisation permanente des forces citoyennes et créatives sur des bases territoriales réduites et appréhendables par un maximum de citoyens autochtones, afin d'assurer un développement optimal de la société, une redistribution juste et directe des moyens matériels et des emplois et une intégration conviviale de tous, à tous les échelons, tant dans les secteurs marchands que non marchands. Dans une perspective régionaliste, les espaces géographiques clairement circonscrits, qui se distinguent des espaces qui leur sont voisins par la présence en leur sein de spécificités bien profilées, telles une langue particulière, un dialecte différent, un mode de vie spécifique, une tradition religieuse différente, etc. ont droit à bénéficier du maximum d'autonomie possible dans la gestion de leur vie quotidienne et dans le cadre du concert européen.
Les pratiques de la subsidiarité, du fédéralisme, de l'autonomie ou de la dévolution recèlent toutefois un danger dont il faut être bien conscient : la multiplication des postes politico-administratifs aux échelons dévolus risque d'alourdir considérablement le fonctionnement de la politique. Les structures partisanes, les partis de la partitocratie sont toujours tentés de caser leurs militants, de les transformer en fonctionnaires-contrôleurs et détournent ainsi l'idée de subsidiarité de son esprit libertaire d'origine. Pour nous, les petits et moyens échelons autonomes ne doivent pas servir à mettre les créatures des partis en selle, mais à gérer des territoires en toute autochtonité et aux moindres frais. Dans une optique “subsidiariste” bien comprise, les partis et les structures partisanes posent problème : ils plaquent des schémas et des fantasmes abstraits et délocalisés sur des réalités concrètes, localisées et historiques. Plaquer des schémas équivaut à mettre sous contrôle (et éventuellement à “surveiller et punir”) une réalité organique qui ne demande qu'à vivre et se déployer en paix.
Ce constat nous amène à poser d'autres questions pour un autre débat : les partis sont-ils vraiment démocratiques ? L'auto-gestion d'un territoire par ses habitants légitimes et historiques n'est-elle pas plus démocratique que la jactance idéologique des partis, dont les mandataires siègent dans un parlement lointain ? Force est de constater que les territoires sont des permanences concrètes, tandis que les partis sont des permanences abstraites, dont la tare principale est précisément de rester des permanences, très lourdes à gérer et générant en fin de compte l'immobilisme dans la société. La démocratie idéale, à nos yeux, serait portée par l'autochtonité des personnels politique et administratif, élus au départ de structures partisanes temporaires, valides seulement pour une élection et une législature. Les partis devraient s'auto-dissoudre après chaque scrutin, laissant aux citoyens la liberté de recomposer, à chaque échelon local, des partis pour les élections suivantes. Les mandataires seraient élus pour une législation et ne pourraient se représenter aux suffrages qu’après 2 autres législations. Ce congé obligatoire devrait s'étendre à tous les membres de la famille proche du mandataire (conjoints, ascendants, descendants collatéraux).
La subsidiarité doit viser en dernière instance à dynamiser les populations, à faire de chaque personne un citoyen à part entière, une édile potentielle, libérée des tutelles étatiques ou partisanes qui contrôlent son action et sa parole.
◘ 3. Le “colonialisme intérieur” et la “revanche des espaces”
Plusieurs auteurs ont interpellé les questions du centralisme et de l'autonomie des régions en France, tout en soulignant leur préférence pour les autonomies. Nous pensons à Fougeyrollas, Maugué, Marc, Héraud et Fouéré. Très récemment Robert Lafont dans La nation, l'État, les régions (Berg International, 1993) réinjecte dans le débat sur la régionalisation en France et en Europe un vocabulaire actualisé, assez séduisant, où se juxtaposent des termes comme le “dallage”, les “carrefours emmurés”, le “territoire déchaussé”, etc. Militant occitaniste, Lafont revient sur cette pratique, qu'il a toujours condamnée, celle du “colonialisme intérieur”. L'Occitanie, en effet, dans le cadre hexagonal-français (cadre rigoureusement bien “dallé” depuis la départementalisation révolutionnaire), a subi une double blessure : a) celle de l'éradication de sa culture régionale et de ses parlers d'oc, et b) celle de la colonisation économique par des réseaux industriels basés en dehors de l'espace occitan. Lafont remet ainsi en cause deux pratiques de l’État centralisé, maître des dallages, deux pratiques dont les effets sont catastrophiques et qui devraient être bannies de l'Europe démocratique et citoyenne en gestation.
La revanche des espaces


Deuxième élément important que souligne Lafont : la “revanche des espaces”. Sous cette terminologie, il désigne la recomposition des grandes régions naturelles d'Europe en dépit des clôtures jacobines et de “l'emmurement des carrefours”. Ces espaces naturels d'Europe sont, pour lui :
  • a) La dorsale lotharingienne, très importante pour nous, dans la mesure où nous en faisons partie et où nous avons des intérêts directs dans toutes les régions qui la composent, vu les flux économiques qui la traversent selon un axe Nord-Sud. Le premier intérêt d'une Flandre ou d'une Wallonie largement autonomes voire indépendantes serait de lutter lentement mais sans relâche, aux niveaux diplomatique et européen, pour aboutir au “dédallage” complet et définitif des régions de la “dorsale lotharingienne”. Dans l'Europe, où tout change d'échelle, cette “dorsale” est la première chambre de notre “maison commune”, l'espace à libérer de tous les archaïsmes constitutionniels, l'espace à recréer dans la joie et la générosité, contre les “emmurements” et les “colonialismes intérieurs”. Pour la Wallonie, l’intérêt à porter à la “dorsale lotharingienne” réside dans la nécessité de projeter l'axe Bruxelles-Namur au-delà d'Arlon et de Luxembourg, vers la Lorraine, l'Alsace, le Palatinat, la Sarre, la Suisse (Bâle-Zurich) et le Milanais (et de là, vers Gênes et Venise).
  • b) L'arc atlantique, où nous avons peu d’intérêts et qui doit suivre sa logique propre.
  • c) L'interface méditerranéen, en apparence plus éloigné de nous, mais en réalité très proche car il est directement voisin de la “dorsale lotharingienne”. Cet espace relie Barcelone à Milan et est branché sur la “dorsale”, via les vallées du Rhône et de la Saône. Cet espace contrôle aussi le bassin occidental de la Méditerranée, zone géopolitique-clef pour la défense de l'Europe toute entière.
Les mailles de développement transétatique

Lafont a voulu prouver que les “dallages”, pratique née du rêve rationaliste et révolutionnaire d'une « Cité géométrique » (Gusdorf), ont été de vains exercices. Ils ont voulu corriger le réel, corriger la géographie, corriger les hommes pour les faire correspondre à un schéma purement pensé, pur fruit d'une spéculation déconnectée des concrétudes. Aujourd'hui, les espaces réels prennent leur revanche, les coercitions violentes et les frontières aberrantes se lézardent, se fissurent et s'écroulent. Flamands et Wallons peuvent sortir du cadre belge, trop étroit pour leur dynamisme industriel. Il faut qu'ils aident leurs voisins à se dégager d'autres cadres étroits, parfois beaucoup plus coercitifs et totalitaires : ce jeu se jouera dans des espaces frontaliers comme le nôtre, comme la Catalogne-Languedoc, les zones alpines et adriatiques, le complexe Saxe-Tchéquie-Bavière, etc. Lafont nomme ces territoires de convergence, les « mailles de développement transétatique » (Lafont, op. cit., p. 115). Pour des populations comme les nôtres, dont l'identité est ouverture, et par là irréductible aux schémas trop simplistes des grands ensembles étatiques, c'est dans ces “mailles” que réside l'avenir, dans ces espaces de développement et d'échanges optimaux.


4. Les problèmes soulevés par le terme “identité”
Dans les grands ensembles étatiques qui nous entourent l'usage du terme “identité” dans le langage politicien s’avère problématique. Nos voisins entendent par “identité” la reductio ad unum, une réduction à un schéma unique, qui abandonne certes le schéma universaliste et “géométrique” de l'idéologie des Lumières, mais qui reste toutefois sourd aux concrétudes anthropologiques concrètes et variées qui se sont développées sur nos territoires et dans les “mailles de développement transétatiques”. En Allemagne, l'usage du terme “identité” n'est sans doute pas “géométrique”, mais induit une vision non dynamique et fermée de l'Allemagne, qui pourtant n'a jamais été ni stagnation ni fermeture. L'Allemagne, au cours de son histoire, a reçu des apports français (Huguenots), slaves, hongrois, scandinaves et italiens et les a fusionnés dans une synthèse, sans compter par ex. le propre apport wallon dans l'éclosion de l'industrie rhénane. L'identité comprise comme reductio ad unum débouche lamentablement sur l'immobilisme, et la stagnation : elle est un phénomène de décadence qui se borne à rejeter nominalement le géométrisme et l'universalisme de l’idéologie des Lumières, mais sans proposer une alternative juridique et constitutionnelle qui soit tout à la fois concrète, vitale et organique. On pourrait comparer l'immobilisme qui se veut ou non “identitaire” aux blocages de la Chine des mandarins ou de l'Empire inca, qui a croulé très vite sous les assauts d'une poignée infime de conquistadores. Dans la même logique, on pourrait alors dire que l'identité italienne est le système mafieux et partitocratique, que les identités flamande et wallonne dans l’espace belge sont les systèmes concussionnaires de la partitocratie bi- ou tripolaire.
De l'étymologie du terme “identité”


Le philosophe Clément Rosset disait que la « réalité était idiote » (in Le réel : Traité de l'idiotie, Minuit, 1977). “Idiote”, bien entendu, au sens premier et étymologique du terme [du gr. idiotès : particulier, cas isolé, tenu à l'écart de la Cité], c'est-à-dire “simple”, sans “double”, sans “duplicata” dans un autre monde qui serait parallèle au nôtre, idéal, platonicien. Cette “idiotie” du réel, cette réfutation de la part de Clément Rosset de tout “arrière-monde”, nous permet de raisonner avec davantage de correction et de précision sur “l’identité”, vocable dans lequel se profile un racine étymologique “id-”, présente en latin comme en grec. En latin, elle indique qu'il y a “même”, “mêmeté”. Le préfixe grec “idio” indique, quant à lui, le “propre”, la “particularité”. Plusieurs vocables dérivés du latin “id-”/“idem” et du grec “idio-” nous intéressant dans notre propos d'aujourd'hui : identité, idémiste, idiome/idiomatique, idiopathie, idiosyncrasie, idiotisme/idiotique. Le Littré donne des définitions claires de ces vocables :
  • Identité : “qualité qui fait qu'une chose est la même qu'une autre” ; ou la définition de Voltaire : « ce terme scientifique ne signifie que même chose ; il pourrait être rendu en français par mêmeté ». — “Conscience qu'une personne à d'elle-même”. Voltaire en évoquant la pensée de Locke qui disait qu'on ne pouvait connaîtra aucun axiome avant d'avoir connu les vérités particulières : « C'est la mémoire qui fait votre identité : si vous avez perdu la mémoire, comment serez-vous le même homme ? ». Le Philosophisches Wörterbuch de Georgi Schichkoff (Kröner, 1991) précise : « Stricto sensu une chose ne peut être identique qu'à elle-même. Entre plusieurs choses peut exister une similitude (Ähnlichkeit) ou une égalité (Gleichheit, c'est-à-dire une correspondance dans toutes les caractéristiques essentielles). Une chose réelle ne reste toutefois pas identique à elle-même (d’où une approche dialectique), elle change, devient identoïde (similaire à elle-même) ; de même, l'identité de la conscience que j'ai de moi-même à différentes époques n'est en vérité pas une identité, mais une continuité ou un développement, bien que ce soit le développement de mon moi ».
  • idémiste : “On appelait docteurs idémistes ceux qui, dans les assemblées, se contentaient d'opiner du bonnet et de dire idem, sans apporter de raison”.
  • idiome/idiomatique : “Ce qui est particulier à une langue. Langue d'un peuple considérée dans ses caractères spéciaux. Par ext., langage particulier d'une province”.
  • Idiopathie : “Terme de médecine : maladie qui n'existe que par elle-même, et ne dépend pas d'une autre affection. Terme de morale : inclinaison qu'on a pour une chose”.
  • idiosyncrasie : “Terme de médecine : disposition qui fait que chaque individu ressent d'une façon qui lui est propre les influences des divers agents”. Chez Nietzsche : l'idiosyncrasie du philosophe désigne l'ensemble des facteurs “idéogénique” (créateur d'idées) directement liés à sa personnalité, à son corps, à ses maladies, à ses habitudes, à sa psychologie, à sa spécificité. Pour Nietzsche, l'idiosyncrasie du philosophe est absolument déterminante dans la genèse de sa pensée.
  • idiotisme/idiotique : “Terme de grammaire : construction, locution propre et particulière à une langue. Chaque langue a ses idiotismes. Il y a est un idiotisme en français”. Contrairement à la grammaire, domaine de l'esprit qui retient le sens étymologique et premier du terme “idiot”, la médecine et le langage courant ont fait du terme “idiot”, au sens de simple, le terme désignant l'absence d'intelligence. Comme si la simplicité, la particularité, toutes deux expressions d'une absence de “double monde” ou de non-correspondance à une “idée générale”, par définition sourde aux accidents et aux particularités, était une tare rédhibitoire.
Spécificité et continuité dynamique


La racine/préfixe “id-/idio” renvoie à des “sémantèmes” désignant la particularité, la simplicité, le même en tant que signe d'une particularité irréductible, le propre (das Eigene), etc., voire, chez Voltaire, à la mémoire (récapitulation dans la conscience d'une histoire, d'une vie particulière, d'une idiosyncrasie également irréductible). L'hostilité actuelle au thème de l'identité réduit la richesse de ce vocable à la seule démarche des “docteurs idémistes”. Une identité qui serait répétée de cette manière ne mériterait effectivement pas notre attention, mais la prise en compte de l'extrême variété des idiomes ou des particularités ou des idiosyncrasies personnelles est tout le contraire d'une démarche idémiste : elle est acceptation de l'immense diversité du monde. Elle est dès lors humaniste (au sens où rien d'humain ne doit me rester étranger), réalitaire et acceptante. Ensuite, la définition de l'identité ou du terme “idiome”, etc. ne postule pas une fixité, mais, comme le voit Schischkoff, une continuité particulière dont il s'agit de cerner, à chaque coup, la trajectoire.
Identité et ouverture-au-monde


Notre conception de l'identité n'est pas en marge du réel, elle se déploie à l'intérieur du réel. L'identité ne peut nullement être une projection idéale-fixe qui n'a aucune correspondance dans la réalité “idiote”. Non isolée dans un arrière-monde fictif, onirique ou imaginaire, l'identité se déploie forcément dans un monde varié, bigarré et bariolé, qu'elle accepte comme tel, dont elle accepte les leçons, dont elle capte des parcelles qu'elle inclut en elle-même, qu'elle annexe à son propre, qu'elle fusionne en son intimité. Dans ce cas, elle est toujours ouverture au monde, c'est-à-dire à d'autres configurations identitaires “idiotes” (c'est-à-dire particulières). Elle postule :
  • la curiosité pour les autres particularités/singularités/idioties/etc.,
  • l'approfondissement de soi,
  • l'exploration en amont de la continuité historique dans laquelle je m'inscris de par ma situation spatio-temporelle particulière dans le monde. Le sens de la continuité, la connaissance de cette continuité en amont implique de projeter son sens en aval, vers le futur. L'identité n'est pas une stabilité installée une fois pour toutes, immuable et figée, mais une énergie effervescente, une fulgurance, qui explose parfois, majestueuse comme une fractale.
Dans le mauvais usage du terme “identité”, nous percevons souvent une peur, une crainte du changement, des mutations qui sont en permanence à l'œuvre dans le monde. C'est l'attitude “idémiste”. Les adversaires du discours “identitaire” ou “identitariste” perçoivent très bien cette peur comme la faille la plus patente de ce discours idémiste sur l'identité. Ils accusent les tenants du discours identitaire de cultiver la “peur de l'Autre”, de faire de “l’allophobie”. De se replier sur soi, de se déconnecter du monde. Mais cette vision de l'identité est tronquée, incomplète, mutilée par les doxographies propagandistes et les aveuglements idéologiques.
Je ne pense pas énoncer une lapalissade en disant que tous les faits de monde, et, partant, les faits de la politique, s'inscrivent dans le temps et dans l'espace. Le temps exprime la durée au niveau des communautés humaines, c'est-à-dire le processus de sédentarisation sur de très nombreuses générations. Dans le temps, c'est-à-dire la durée, nous assistons à l'éclosion d'une “identité” stable, d'une convergence lente de phénomènes différents vers une nodalité si serrée qu'elle en devient inextricable, bref, vers un statut qui a les allures d'un paquet de “même”, installé sur un site, un sol précis, un territoire circonscrit organisé par un droit particulier, fruit d'une histoire tout aussi particulière. L'identité n'est pas une sorte d'idéalité abstraite et figée, mais une résultante. Et ce statut de résultante n'est en rien inférieur à une “idée” préconçue à laquelle on aurait donné un statut de primordialité absolue ou qu'on aurait située dans un arrière-monde purement idéel et posé d'autorité comme supérieur justement parce qu'il est idéel. L'espace, quant à lui, est un site imprégné d'une façon telle et non pas autre. Cette imprégnation est unique, elle n'est ni répétée ni répétitive.
Face à ces réalités politiques en Europe, en tenant compte de notre définition de l’identité, force est de conclure que le travail métapolitique reste une nécessité. Mais ce travail ne consiste nullement en l'organisation de petits salons narcissiques, où des esprits faibles, psychologiquement fragiles, racontent des “historiettes sur la culture”, comme le patient du psychanalyste raconte sa triste histoire personnelle sur le divan de son thérapeute. La métapolitique consiste à ne pas participer à la politique politicienne, à laisser ce pénible exercice à des esprits échaudés et superficiels, un peu bateleurs ou piliers de bistrots, mais elle n'implique nullement de se détacher de la vie de sa Cité, incarnée dans les associations professionnelles, syndicales, corporatives, dans les associations militantes non politiciennes mais à vocation civique, dans le tissu associatif et dans les cercles culturels.
La métapolitique, en marge de la politique politicienne mais toute proche d'elle, a pour tâche historique de critiquer durement les errements du personnel politicien, de proposer des alternatives, des lois, des projets constitutionnels, des corrections à la lumière de l'histoire nationale/régionale particulière. Cette tâche est une tâche ingrate, car il faut savoir que les projets de loi ou les projets constitutionnels n'intéressent pas le public. Comme jadis les chambres de rhétorique de nos provinces, les cercles pratiquant la métapolitique doivent trouver les formules et les mots qui structureront une pédagogie politique permanente, prête à dénoncer avec vigueur toutes les déviances dangereuses que les politiciens, mus par leurs ambitions personnelles et agités par des philosophades schématiques, sont prêts à introduire dans la continuité politico-culturelle de leur Cité, continuité qu'ils contribuent ainsi à figer et à mutiler. L'absence de cercles métapolitiques (de chambres de rhétorique) conduit à l'anomie politique, à la rigidification des institutions et finalement à l'implosion de la Cité. Nous en voyons les signes avant-coureurs dans l'espace belge.
Les facteurs de dislocation des sociétés


Les problèmes d'ordre constitutionnels ne doivent pas demeurer les seuls objets de réflexion dans les cercles métapolitiques. La dislocation de la société s'observe également à d'autres niveaux :
  1. L'enseignement va à la dérive, les futurs citoyens n'y acquièrent plus les réflexes créateurs de consensus que procurait jadis le tronc commun des humanités. Ce tronc commun avait certes vieilli, paraissait désuet sous le choc des innovations technologiques du XXe siècle, mais il ne fallait pas pour autant l'abroger. Il aurait fallu l'actualiser.
  2. La drogue et la criminalité croissante nous ramènent en quelque sorte à une phase pré-sédentaire de l'organisation sociale humaine. Les trafics de tous genres, dont le trafic de stupéfiants et de chair humaine (prostitution, travail au noir, etc.), induisent une sorte de réactualisation de l'économie-razzia, comme l'Afrique l'a connue avant la colonisation européenne et la retrouve aujourd'hui, not. en Somalie, où le pouvoir, imperceptible selon des critères européens-sédentaires, est détenu par des chefs de bande. Dans les banlieues parisiennes, lyonnaises ou marseillaises ou dans certains quartiers de Bruxelles, le « temps des tribus » (Maffesoli), signes de notre époque, indique que l'économie-razzia, incontrôlable, retour au stade pré-sédentaire, s'installe en nos murs, disloquant les acquits de nombreux siècles de culture sédentarisée, relativisant et détruisant le droit.
  3. L’emprise croissante des mafias sur la politique font que les combines mafieuses finissent par avoir une préséance absolue sur le droit clair, propre de toute culture sédentaire, historique et établie.
La question de l’identité est donc inséparable de la question du droit. Il n’y a pas de droit possible sans la conscience d’une continuité. Il n’y a pas d’État de droit pensable sans la conscience d’une identité vivante. À terme, l’Europe s’apercevra qu’il n’y a pas d’État de droit viable sans constitution et sans pratiques fédérales. Tout État centralisé, hostile au fédéralisme, prépare par ses errements idéologiques le terrain aux mafias politiciennes et criminelles, à l’économie-razzia, à la mort du droit. Telles sont les leçons (alarmantes) qu’il faut retenir de nos leçons sur le fédéralisme, le régionalisme, les autonomies et l’identité.
Robert Steuckers, Vouloir n°146/148, 1999.

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