Cinq questions sur la "Nouvelle Droite"

Synergies Européennes – Bruxelles/Hamburg/Barcelone
Cinq questions sur la "Nouvelle Droite"
Entretien accordé à Marc Lüdders

Q. : Dans le corpus doctrinal et philosophique du pragmatisme américain, du biorégionalisme et du communautarisme, quels sont les éléments qui pourraient s’avérer utiles aux non-conformistes européens ? 


RS : Le terme " pragmatisme " dérive du grec ancien " pragma ", qui signifie " action " (en all. " Tat "). Le pragmatisme américain a été théorisé essentiellement par deux philosophes : Charles Sanders Peirce et William James. Peirce voulait  - tout comme la " nouvelle droite " française au début de son itinéraire - attirer l’attention des philosophes sur le fait que bon nombre de concepts philosophiques étaient utilisés erronément et que leur utilisation erronée conduisait à une avalanche de quiproquos. Le langage philosophique devait dès lors être dépourvu d’ambiguïté, clair et compréhensible. Il ne devait être alourdi par aucun jargon. Au contraire de son disciple et compatriote James, Peirce est resté un " réaliste " au sens philosophique du terme, en ce sens qu’il acceptait pleinement la réalité du général. William James, lui, était plutôt " nominaliste " (d’où, comme nous allons le voir, l’utilisation du terme " nominalisme " chez Armin Mohler et, plus tard, chez de Benoist ; précisons ici, à l’adresse des critiques catholiques de la ND, que le " nominalisme " de Mohler, copié maladroitement par de Benoist, n’est pas le nominalisme médiéval, mais ce complexe nominaliste hostile aux idées générales  - et, partant, aux idées de 1789 et du " stupide XIXème siècle "-  qui dérive de James, pour aboutir, comme nous allons le voir, à Blondel, Sorel et Papini). 


Blondel : une doctrine  du savoir activiste

Dans l’optique de James, les faits, événements, phénomènes et actes particuliers sont les expressions d’une plénitude, d’une complétion, que le général (que toute généralité) ne peut jamais incarner. James a exercé une forte influence sur les philosophes français Maurice Blondel et Georges Sorel, ainsi que sur l’écrivain italien Giovanni Papini. James parlait d’une "volonté de croire", plus exactement de croire à l’action, à sa propre action, à sa propre capacité d’agir. Blondel, qui était catholique, fonda un mouvement qu’il appela " l’école de l’action " et développa, sur le plan épistémologique, une " doctrine du savoir activiste ". L’homme doit croire à sa force d’action (Tat-kraft) et agir. Blondel développa à fond cette philosophie de l’action et abandonna progressivement le pragmatisme originel des Américains ; celui-ci aurait été trop " naturaliste " et aurait manqué d’élan. L’action, dans la perspective de Sorel, est purement politique et révolutionnaire, suite logique de la volonté de révolution du mouvement socialiste et ouvrier. Par l’intermédiaire de Sorel, le pragmatisme américain a abouti dans le sillage du socialisme puis du fascisme mussoliniens, même si James, par exemple, est resté sa vie durant un brave démocrate américain. Dans le fond, on ne peut faire l’équation entre pragmatisme et fascisme. Mais on peut constater, plus simplement, un chassé-croisé, suscité au départ par Blondel et Sorel.  [Blondel: "La pratique, qui ne tolère aucun retard, ne comporte jamais une entière clarté; l'analyse complète n'en est pas possible à une pensée finie. Toute règle de vie qui serait uniquement fondée sur une théorie philosophique et des principes abstraits serait téméraire: je ne puis différer d'agir jusqu'à ce que l'évidence ait paru, et toute évidence qui brille à l'esprit est partielle. Une pure connaissance ne suffit jamais à nous mouvoir parce qu'elle ne nous saisit pas tout entiers: en tout acte, il y a un acte de foi" (L'action, 1893, p. IX)].

Du pragmatisme magique : de Papini à Evola

 Cependant, Papini, hélas trop peu connu en France et en Allemagne aujourd’hui, a donné une interprétation très romantique de la doctrine pragmatiste de l’action dans sa revue Leonardo. En Italie, la réception papinienne du pragmatisme américain a conduit à l’élaboration du " pragmatisme magique ", où l’homme cherche à exercer sa puissance sur les choses, comme s’il était un dieu créateur (démiurgique). Ce magisme  - comme je l’ai montré, hélas trop furtivement, dans mon exposé sur Evola lors du Séminaire de Vienne à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance (mai 1998) - a eu une influence décisive sur Julius Evola. Et c’est ainsi que l’influence du pragmatisme américain sur Sorel et Evola s’est exercée finalement, de manière indirecte, sur la " nouvelle droite ", bien que cette filiation n’ait jamais été l’objet d’une étude approfondie, ce que je regrette vivement.


Malheureusement, aujourd’hui, les influences de Blondel et de Papini sont complètement ignorées, ce qui fait souvent apparaître la " nouvelle droite " comme un corpus doctrinal insuffisant et fragmentaire. Maints observateurs étrangers à ce milieu néo-droitiste cherchent des continuités et des filiations qu'ils ne trouvent pas. Parce qu'aucun travail, de facture généalogique ou archéologique, n'a été effectué à fond par la ND sur son propre corpus.

Communautariens et biorégionalistes 

Le communautarisme américain actuel est une réponse aux maux des sociétés modernes ou postmodernes d’Amérique du Nord et d’Europe. Les communautariens américains constatent que les valeurs fondatrices des sociétés ne sont plus respectées ni partagées. Le courage civique, le sens de la citoyenneté, la solidarité ne sont plus possibles. Les forces cimentantes sont battues en brèche par l’indifférence et le relativisme. La criminalité croît. Raisons pour lesquelles, disent les communautariens américains, il faut réveiller et restaurer ces valeurs cimentantes. En ce sens, le communautarisme est une " révolution conservatrice ". En Europe, ceux que séduit le communautarisme américain peuvent directement se référer au sociologue allemand Ferdinand Tönnies, redécouvrir et réhabiliter ses arguments. Seule différence : les communautariens américains font face à une société de masse beaucoup plus établie que Tönnies à son époque. Les dégâts anthropologiques de la massification sont plus profondément ancrés aujourd’hui qu’au début du siècle. 

Les biorégionalistes américains répondent à une double question : les populations autochtones du continent nord-américain étaient très imbriquées dans le donné naturel brut. Les immigrants européens, mis à part les trappeurs français et anglais d’avant la colonisation massive, se sont installés sur un territoire, ont surplombé une nature qu’au fond leur inconscient collectif ne comprenait pas. La grande lame de fond écologiste, qui traverse toute la civilisation occidentale, a fait prendre conscience des patries charnelles, bien au-delà des discours creux de tous les gauchistes recyclés dans les partis verts. La première phase de l’écologie, dont sont encore prisonniers la plupart des partis verts en voie d’institutionnalisation, visait une simple protection du milieu, hic et nunc, et entendait organiser une défense du patrimoine naturel contre l’emprise des industries. Plus tard, dans une phase plus élaborée, les écologistes ont pris davantage conscience du facteur " temps ", ont compris que le temps travaillait longuement les paysages, tout comme les hommes, et que cette temporalité, cette durée et cette continuité devaient être respectées et, pour autant que cela soit encore possible, préservées dans leur dynamique. Aux Etats-Unis, avec Kirkpatrick Sale, ce mouvement s’est appelé " biorégionalisme ". En Europe, et plus particulièrement en Italie alpine, le mouvement se nomme " géophilosophie " (sous la houlette, notamment, de Luisa Bonesio et de Catarina Resta, et dans le cadre de la revue Tellus). La géophilosophie italienne, à laquelle il faut ajouter le «biorégionalisme» d'Eduardo Zarelli, repose sur une volonté enracinée (dans le peuple et dans la Terre) de maintenir aussi intacts que possible les paysages naturels alpins et sur une approche philosophique très complexe, alliant l’héritage philosophique de Martin Heidegger et de Ludwig Klages. Biorégionalisme et géophilosophie ont bien entendu beaucoup de points communs : ce sont deux approches visant la même fin. 
 
2. Quelle a été l’influence d’Armin Mohler sur la vision du monde de la ND ? Que restera-t-il de son approche dans l’avenir ?

Votre question est vaste. Très vaste. Elle interpelle la biographie d'Armin Mohler, l'histoire de sa trajectoire personnelle, qu'il a eu maintes fois l'occasion d'évoquer (dans Von rechts gesehen ou dans Der Nasenring). Votre question nécessiterait tout un livre, celui qu'il faudra bien un jour consacrer à cet homme étonnant. Je crois que Karlheinz Weißmann se prépare à cette tâche. Il est l'homme le mieux placé et le mieux préparé pour rédiger cette biographie. Première remarque sur les idées de Mohler, et donc sur son influence, c'est qu'il part toujours du vécu existentiel, du particulier et jamais de formules abstraites ou de grandes idées générales. Toute l'oeuvre de Mohler est traversée par ce recours constant au particulier et au vécu, corollaire d'une critique sans appel des idées générales. La préface de sa Konservative Revolution in Deutschland est très claire sur ce chapitre. Pour répondre succinctement à votre question, je dirai que l'influence de Mohler vient surtout des conseils de lecture qu'il a donnés tout au long de sa carrière, notamment dans les colonnes de Criticón et, parfois dans celles de la collection Herderbücherei Initiative, dirigée par Gerd-Klaus Kaltenbrunner, collection qui ne paraît malheureusement plus mais nous laisse une masse impressionnante de documents pour construire et affiner nos positions. 

Le réalisme héroïque

L'influence de Mohler s'est exercée sur moi principalement:
1) Parce qu'il nous a enjoint de lire le livre de Walter Hof, Der Weg zum heroischen Realismus. Pessimismus und Nihilismus in der deutschen Literatur von Hamerling bis Benn (Verlag Lothar Rotsch, Bebenhausen, 1974, ISBN 3-87674-015-0). Hof examine deux grandes périodes de transition dans l'histoire littéraire allemande (et européenne): le Sturm und Drang à la fin du XVIIIe et la Révolution Conservatrice au début du XXe. Ces deux époques ont pour point commun que des certitudes s'effondrent. Les esprits clairvoyants de ces époques se rendent compte que les certitudes mortes ne seront jamais remplacées par de nouvelles certitudes, quasi similaires, aussi solides, aussi bien ancrées. Les substantialités d'hier, auxquelles les hommes s'accrochaient, et qu'ils percevaient comme se situant en dehors d'eux, comme des bouées extérieures sûres, disparaissent de l'horizon. Les passéistes nostalgiques estiment que cette disparition conduit au nihilisme. Avec Heidegger, les révolutionnaires conservateurs, qui constatent la faillite de ces substantialités passées, disent: "La substance de l'homme, c'est l'existence". L'homme est effectivement jeté (geworfen) dans le mouvant aléatoire de la vie sur cette planète: il n'a pas d'autre lieu où agir. Les bouées substantialistes de jadis ne servent que ceux qui renoncent à combattre, qui cherchent à échapper au flux furieux des faits interpellants, qui abandonnent l'idée de décider, de trancher, donc d'exister, d'ex-sistare, de sortir des torpeurs quotidiennes, c'est-à-dire de l'inauthenticité. Cette attitude révolutionnaire conservatrice (et heideggerienne) privilégie donc le geste héroïque, l'action concrète qui accepte l'aventureux, le risque (Faye), le voyage dans ce monde immanent sans stabilité consolatrice. Dans cette optique, le "dépassement" n'est pas une volonté d'effacer ce qui est, ce qui est héritage du passé, ce qui dérange ou déplait, mais une utilisation médiate et fonctionnelle de tous les matériaux qui sont là (dans le monde) pour créer des formes: belles, nouvelles, exemplaires, mobilisatrices. Le réalisme héroïque des révolutionnaires conservateurs réside donc tout entier dans la puissance personnelle (personne individuelle ou collective) qui crée des formes, qui donne forme au donné brut (Gottfried Benn). Cette définition du réalisme héroïque par Hof rejoint le "nominalisme", tel que l'a défini Mohler (d'après sa lecture attentive de Georges Sorel) ou la conception "sphérique" de l'histoire, présentée par Mohler dans son célèbre ouvrage de référence sur la "révolution conservatrice" allemande et par Giorgio Locchi dans les colonnes de Nouvelle école. Cette conception "sphérique" du temps et de l'histoire rompt tant avec la conception réactionnaire et restauratrice de l'histoire, qui décrit celle-ci comme cyclique (retour du temps sur lui-même à intervalles réguliers), qu'avec les conceptions linéaires et progressistes (qui voient l'histoire en marche vers un "mieux" selon un schéma vectoriel). Les conceptions cycliques estiment que le retour du même est inéluctable (forme de fatalisme). Les conceptions linéaires dévalorisent le passé, ne respectent aucune des formes forgées dans le passé, et visent un télos, qui sera nécessairement meilleur et indépassable. La conception sphérique de Mohler et Locchi implique qu'il y a des retours, certes, mais jamais des retours de l'identique, et que la sphère du temps peut être impulsée dans une direction plutôt que dans une autre par une volonté forte, une personnalité charismatique, un peuple audacieux. Il n'y a donc ni répétition ni retour aux substances immobiles et handicapantes ni linéarité vectorielle et progressante. La conception sphérique admire le créateur de forme, celui qui bouscule les routines et abat les idoles inutiles, qu'il soit artiste (l'Artisten-Metaphysik de Nietzsche) ou condottiere, thérapeute ou ingénieur. Mohler nous a donc suggéré une anthropologie héroïque concrète, dérivée notamment de son amour de l'art, des formes et de la poésie de Benn. Mais, pour compléter ce réalisme héroïque de Hof et de Mohler, j'ajouterais  - aussi pour donner une plus grande profondeur généalogique à la ND -  la pensée de l'action, formulée par Maurice Blondel, où la personne est réceptacle de fragments de monde, de sucs vitaux, disait-il, qu'elle doit transformer par l'alchimie particulière qui s'opère en elle, pour poser des actions originales qui développeront et constitueront son être, lui procureront une "accrue originale", une intensité digne d'admiration (L'action, op. cit., p. 467-468).
 
Le débat réalisme/nominalisme

2) Parce qu'il a lancé le débat réalisme/nominalisme, par le biais d'une disputatio qui l'opposait au catholique Thomas Molnar (Criticón, n°47, 1978). J'ai traduit des fragments de ce débat pour la revue néo-droitiste belge Pour une Renaissance européenne, ensuite Alain de Benoist a repris cette thématique dans Nouvelle école. La Nouvelle Droite a d'ailleurs manié l'étiquette auto-référentielle de "nominalisme" pendant de nombreuses années.


Malheureusement, l'usage du terme "nominalisme" par Alain de Benoist et ses "perroquets" a été trop souvent inapproprié et, surtout, sans référence à Blondel, Sorel et Papini, alors que Mohler, spécialiste de Sorel, connaît très bien le contexte de cette grande époque féconde de remises en questions. La critique catholique de la ND a eu beau jeu de souligner l'insuffisance du "nominalisme" médiéval, source de l'individualisme et du libéralisme ultérieurs, que de Benoist rejetait! La nouvelle droite a ainsi stagné, donnant naissance à un dialogue de sourds, où les uns et les autres ignoraient la position de Blondel, ce catholique, doctrinaire de l'action pour l'action en dehors de tout cadre dogmatique généralisant et contraignant. Le vrai débat sur le nominalisme a été lancé un jour, lors d'une "conférence fédérale des responsables" du GRECE, tenue dans la région lyonnaise. Ce jour-là, Pierre Bérard a critiqué le mauvais usage du terme "nominalisme" dans les rangs de la ND, en appelant à la rescousse les thèses de Louis Dumont qui  - je résume très schématiquement -  déplore l'érosion des ciments communautaires sous les assauts d'une modernité toute à la fois intellectuelle (l'Aufklärung), industrielle et morale. Il avait raison. Mais en entendant cette brillante argumentation, de Benoist est entré dans une vive colère et a quitté la salle, avec une ostentation assez puérile. Bérard, malgré ses diplômes et ses titres, a été rappelé à l'ordre comme un élève irrévérencieux. Modeste et conciliant, il a accepté, au nom de la discipline (!) de groupe, d'abdiquer son rôle d'universitaire critique, pour laisser le champ libre au journaliste sans qualifications académiques qu'est resté de Benoist. Quelques années plus tard, de Benoist s'alignait toutefois sur les positions de Bérard, et les faisait siennes, mais sans jamais expliquer à ses lecteurs, de manière précise, cette transition importante, entre une première interprétation maladroite du «nominalisme", laissant planer un bon paquet d'ambiguïtés, et une défense des différences (donc des particularités contre les grandes idées générales), impliquant la critique de l'individualisme des Lumières, selon la méthode de Louis Dumont. Pour revenir à l'essentiel de notre entretien, en matière de "nominalisme", Mohler nous enseignait dans son article de Criticón (n°47, op. cit.) 
- à nous méfier des conceptions trop rigides de l'«Ordre» ou de la «Nature», comme la scolastique et le rationalisme (cartésien ou non) en avaient véhiculées. 
- à sortir de la «mer morte des abstractions» pour entrer dans "les terres fertiles du réel avec ses irrégularités, ses imprévisibilités et ses surprises", 
- à concevoir toute altérité comme altérité en soi, comme altérité autonome, au-delà du “Bien” et du “Mal”, toutes démarches qui redonnent à l'homme son caractère aventureux, donc sa dignité.  Il y a derrière tous les textes de Mohler cette aspiration insatiable vers une liberté pleine et entière, non pas une liberté qui se détache des choses concrètes pour s'envoler vers des empyrées sans chair et sans épaisseur, mais une liberté de façonner (gestalten, prägen) quelque chose dans l'immense richesse immanente du monde, de l'ici-bas, sans s'occuper des admonestations des philosophes en chambre, toujours dogmatiques et poussiéreux, qu'ils se réclament d'une scolastique médiévale ou d'une modernité raisonnante/ratiocinante.
 
Le "oui" au réel de Clément Rosset

3) Parce qu'il nous a encouragé à lire Clément Rosset (Criticón, n°67, 1981), que j'avais découvert quelques années plus tôt, à vingt ans, dans L'anti-nature et La logique du pire, deux ouvrages qui m'ont très profondément marqués (pour la petite histoire: je les lisais pendant un cours d'économie politique profondément barbant et stérile, basé sur le pensum de Jacquemain et Tulkens, ce qui m'a valu un zéro à l'examen! Rapidement rattrapé en septembre, où, rêve de tout étudiant, j'ai pu expliquer en toute jovialité à la jeune enseignante, douce et rubiconde, pourquoi ce traité, trop mécanique, m'apparaissait critiquable). Mohler saluait en Clément Rosset le philosophe qui disait "oui" au réel (Bejahung des Wirklichen), en critiquant sans appel les pensées avançant l'existen-ce d'un arrière-monde, qui aurait précédé ou suivrait le monde tel qu'il est. Dans le portrait qu'il croquait de Rosset, Mohler risquait un souhait: voir cette apologie du réel devenir le fondement philosophique et idéologique d'une "nouvelle droite", enfin capable de se débarrasser de tout ballast incapacitant.

La critique de l'Occident de Richard Faber, catholique de gauche

4) Parce qu'il a attiré mon attention sur l'importance des travaux de Richard Faber, professeur à Berlin et critique acerbe des visions historiques des droites allemandes (cf. Criticón, n°90, 1985; Robert Steuckers, "L'Occident: concept polémique", Orientations, n°5, 1984). Pour Faber, catholique de gauche, il faut universaliser le catholicisme, l'arracher à ses racines romaines, païennes et étatiques. L'exact contraire de notre position, l'exact contraire du catholicisme d'un Carl Schmitt! Mais la documentation exploitée par le professeur berlinois était tellement abondante qu'elle complétait utilement l'oeuvre maîtresse de Mohler, ce qu'il avouait volontiers et sportivement. Le travail de Faber permettait une critique de la notion d'Occident, notamment de la volonté américaine de reprendre le rôle d'une Rome impériale, mettant la vieille Europe sous tutelle. Faber critiquait par là certaines positions d'Erich Voegelin, qui entendait conjuguer ses options catholiques conservatrices, pro-caudillistes, avec la tutelle américaine dans le cadre de l'alliance atlantique. Bien qu'elle n'ait pas du tout la même optique, la critique de l'Occident par Faber est à mettre en parallèle avec celle de Niekisch, afin que nous envisagions, à terme, une nouvelle alliance germano-russe, actualisation du tandem Russie-Prusse à la fin de l'ère napoléonienne.

Le regard de Panayotis Kondylis sur le conservatisme

5) Parce qu'il a encouragé les lecteurs de Criticón, puis, plus tard, de Junge Freiheit, à lire attentivement l'ouvrage de Panayotis Kondylis sur le conservatisme (Criticón, n° 98, 1986; Robert Steuckers, "Il faut instruire le procès des droites!", in Vouloir, n°52-53, 1989, sur P. Kondylis, v. p. 8). L'approche du conservatisme que l'on trouve dans l'oeuvre de Kondylis est foncièrement différente de celle de Mohler, dans le sens où Kondylis estime que la no-ion même de conservatisme est dépassée parce que la classe des aristocrates propriétaires terriens a disparu ou n'est plus assez puissante et nombreuse pour avoir un poids politique déterminant. Mohler a accepté et assimilé les positions de Kondylis: il reconnaît la critique du penseur grec qui dit que tout conservatisme post-aristocratique n'est qu'un esthétisme (mais pour Mohler, cet "isme" n'est pas une injure!), surtout s'il ne défend pas la societas civilis contre l'emprise dissolvante du libéralisme. Mohler y voit la nécessité, pour toute "droite" non conformiste de défendre le peuple réel, c'est-à-dire la societas civilis contre les institutions fondées sur des abstractions philosophiques donc sur des dénis de liberté. Grand mérite de Kondylis, concluait Mohler: "Son charme intellectuel consiste justement en ceci: il nous présente les concepts et les idées qu'il traite dans leur concrétude historique".

Wolfgang Welsch et la postmodernité

6) Parce qu'il nous a conseillé de lire les ouvrages de Wolfgang Welsch sur la postmodernité (cf. Criticón, n°106, 1988; Robert Steuckers, "La genèse de la postmodernité", Vouloir, n°54-55, 1989). A juste titre, Mohler constate que Wolfgang Welsch donne à ses lecteurs un fil d'Ariane pour se repérer dans la jungle des concepts philosophiques contemporains, souvent assez obscurs et abscons. Mieux, Welsch dégage une interprétation "affirmative" du phénomène postmoderne, qui nous permet de quitter joyeusement et sans regret la prison de la modernité. La postmodernité de Welsch, revue par Mohler, n'est ni une antimodernité véhémente et révoltée ni une transmodernité, mais une autre modernité qui se libère des limites et des rigorismes qu'elle s'est donnés jadis. La postmodernité refuse la "Mathesis Universalis" voulue par Descartes. A la suite de Jean-François Lyotard, elle ne croit plus aux "grands récits" qui promettaient une unification-universalisation du monde sous l'égide d'une seule et même idéologie rationaliste. Ce double rejet corrobore bien entendu les éternelles intuitions de Mohler. Et porte, en filigrane, la marque de Nietzsche.

Georges Sorel: référence constante

7) Enfin parce qu'inlassablement il nous a invité à relire Georges Sorel et à explorer le contexte de son époque (Criticón, n°20, 1973; n°154, 1997; n°155, 1997). Sorel, que l'on a parfois appelé le "Tertullien de la révolution", était allergique au rationalisme étriqué, aux petits calculs politiques mesquins, que véhicule la sociale-démocratie. A cet esprit boutiquier, porté par une éthique eudémoniste de la conviction et par une volonté de rayer des mémoires tous les grands élans du passé et de gommer leurs traces, Sorel opposait le "mythe", la foi dans le mythe de la révolution prolétarienne. L'éthique bourgeoise, malgré sa prétention d'être rationnelle, conduit à la désorganisation voire à la désagrégation des sociétés. Aucune continuité historique et étatique n'est possible sans une dose de foi, sans un élan vital (Bergson!). Plus fondamentalement, quand Sorel interpelle les socialistes embourgeoisés de son époque, il suggère une anthropologie différente: le rationalisme coupe du réel, ce qui est malsain, tandis que le mythe en épouse les flux. Le mythe, indifférent à tout "sens" posé comme définitif ou érigé comme idole, est le noyau de la culture (de toute culture). Sa disparition, son refoulement, son oblitération conduisent à une entropie dangereuse, à la décadence. Une société étouffée par le filtre rationaliste s'avère incapable de se régénérer, de puiser et de repuiser ses propres forces dans son récit fondateur. La définition sorélienne du mythe interdit de penser l'histoire comme un déterminisme; l'histoire est faite par de rares et fortes personnalités qui lui impulsent des directions, aux périodes axiales (Armin Mohler reprend la terminologie de Karl Jaspers, que Raymond Ruyer utilisera à son tour en France). La vison mythique des personnalités impulsantes et des périodes axiales fonde la conception "sphérique" de l'histoire, propre de la ND (cf. supra, paragraphe sur le "réalisme héroïque"). 
 
3. Au cours de ces 30 dernières années, la vision néo-droitiste sur la Russie a considérablement changé? Comment?

Dans les années 60 et 70, la Russie était quasi inexistante dans la pensée néo-droitiste (plus exactement; dans les instances, courants, mouvements, clubs, etc. qui ont précédé la ND proprement dite). On imaginait en Europe occidentale que la division de notre sous-continent allait durer plus d'un siècle. Personne n'émettait l'hypothèse d'un effondrement du système soviétique. Amalrik faisait figure d'original quand il publiait son fameux livre prophétique: L'URSS survivra-t-elle en 1984? On le prenait pour un plaisantin. Or, un an après 1984, la perestroïka commençait! La Russie était considérée à l'époque comme «orientale», comme porteuse d'un «despotisme oriental» (Wittfogel, Toynbee), la plaçant définitivement en porte-à-faux par rapport à un «Occident» que l'on posait comme quintessentiellement «libéral». Par ailleurs, les cénacles catholiques évoluaient soit vers le progressisme chrétien (panade idéologique insipide) soit vers un occidentalisme plus musclé conduisant à accepter la tutelle américaine sur l'Europe et l'Amérique latine, Washington jouant, dans ce scénario purement artificiel et propagandiste, le rôle du "bras séculier" d'une nouvelle Rome vaticane en lutte contre l'hérésie grecque-moscovite. L'Eglise poursuivait ainsi sa lutte contre ce qu'elle croyait être un avatar laïque et matérialiste de l'«hérésie byzantine». Ce clivage existe toujours: ce n'est pas un hasard si Samuel Huntington, dans Le choc des civilisations, prend en compte la division de l'Europe entre un «Occident» protestant/catholique et un «Orient» orthodoxe-byzantin, escomptant sans nul doute exploiter en Europe certains réflexes catholiques anti-byzantins, pour les mobiliser contre un réveil éventuel de la Russie, sous l'enseigne d'un mixte d'orthodoxie et de post-communisme militarisé.
 
Dostoïevski et Moeller van den Bruck

Dans le cadre restreint de la ND française, la redécouverte du facteur «Russie», et sa valorisation positive, s'est déroulée en plusieurs étapes. A la fin des années 70, Alain de Benoist lit une traduction non éditée d'un ouvrage consacré à la personnalité et l'oeuvre d'un précurseur et fondateur du courant révolutionnaire-conservateur allemand, Arthur Moeller van den Bruck. L'ouvrage avait été rédigé par un professeur allemand nommé Schwierskott. Un militant resté dans l'ombre - et pour cause!! - avait réalisé une traduction de ce livre pour le chef de file de la ND parisienne. Moeller van den Bruck avait, comme on le sait, parié pour une alliance germano-soviétique après Versailles, pour réduire à néant les entraves imposées à l'Allemagne par Clemenceau et Wilson. Il tirait ses arguments du Journal d'un écrivain de Dostoïevski, dont il avait assuré la première traduction allemande. Dostoïevski, en analysant les tenants et aboutissants de la guerre de Crimée, avait démontré l'hostilité fondamentale de l'Occident, orchestrée par l'Angleterre, contre la Russie, que l'on cherchait à contenir sur les rives septentrionales de la Mer Noire. Le libéralisme, idéologie de pays riches, n'était qu'une dangereuse subversion pour les pays qui devaient encore se développer ou qui avaient connu un ressac historique (Moeller van den Bruck faisait directement un parallèle avec l'Allemagne de Weimar). 

L'étude de Schwierskott, introduite dans la ND parisienne grâce au traducteur demeuré secret – et pour cause!! –  d'Alain de Benoist, révèle au public néo-droitiste les potentialités immenses d'un tandem euro-russe ou euro-sibérien (comme dira Guillaume Faye plus tard), à constituer en dehors ou au-delà de l'idéologie communiste-soviétique. En restant fidèle à l'héritage de la révolution conservatrice, en se référant à l'un de ses pères fondateurs, on pouvait justifier, sans se trahir, la nécessité d'un pacte non plus simplement germano-soviétique, mais euro-soviétique. De son côté, Armin Mohler, dans deux «portraits» d'écrivain pour la revue Criticón, croque l'essentiel de la pensée et de la démarche d'Ernst Niekisch, autre avocat (ex-communiste du gouvernement des conseils de Bavière) du tandem germano-soviétique sous Weimar, et du géopolitologue Karl Haushofer, dont on se rappelle l'esquisse d'un «bloc continental», alliance entre l'Allemagne, l'Italie, l'URSS et le Japon (je m'étais donné la mission de résumé ces deux articles capitaux dans Pour une renaissance européenne, le bulletin de Georges Hupin, alors Président du GRECE-Bruxelles). La triple influence de Moeller van den Bruck, Niekisch et Haushofer induit la ND à réviser ses positions de départ, qui étaient occidentalistes (WACL, participation à la presse du groupe Bourgine, etc.), comme d'ailleurs toutes les visions du monde que l'on classait, à tort ou à raison, à «droite» dans la France pompidolienne et giscardienne. 

Rupture avec l'américanisme: de Phnom Penh (1966) à Nouvelle école (1975)

Une rupture était déjà survenue en 1975, par la parution d'un numéro assez copieux de Nouvelle école, impulsé par Giorgio Locchi (alias Hans-Jürgen Nigra) et consacré à une critique serrée de l'américanisme (la version allemande de cette critique est parue sous forme de livre, Europas mißratenes Kind, dans une collection de l'éditeur Herbig de Munich). Cette critique italo-française de l'American Way of Life se profilait sur un fond de gaullisme post-gaullien (le Général était mort en 1970), où certains clubs français tentaient de maintenir en selle une sorte de non-alignement à la française, en fidélité au fameux discours de Phnom Penh (1966), où Charles De Gaulle avait tenté de positionner la France comme championne des non-alignés, face au duopole impérialiste Washington/Moscou. De Gaulle était animé par une volonté de désengagement vis-à-vis des Etats-Unis. Cette option n'était possible, concrètement, que si l'on battait en brèche les poncifs de la propagande anti-soviétique et secrètement russophobe, si l'on rétablissait la pratique des relations bilatérales entre Etats souverains (et non entre blocs), voeu de la diplomatie soviétique de Staline à Brejnev. De plus, cette volonté de désengagement s'accompagnait d'une volonté de dégager la France (et le reste de l'Europe) de l'étau culturel américain, imposé depuis 1948 au gouvernement français de Léon Blum, en échange des fonds du Plan Marshall, nécessaires pour redresser le pays après les combats de la seconde guerre mondiale. On oublie trop souvent que pour obtenir les fonds de ce Plan, la France a dû passer sous les fourches caudines d'un diktat américain, imposant des quotas élevés de films américains dans les salles de cinéma françaises.

La guerre culturelle et l'Europe colonisée

A la même époque, le professeur Henri Gobard, linguiste et spécialiste de Nietzsche, publie dans la maison d'édition de la ND, Copernic, un petit livre manifeste impétueux et corrosif sur l'"usaïfication" (La guerre culturelle. Logique du désastre, 1979). Dans ce livre, Gobard dénonçait la décomposition, la putréfaction, de la culture sous les assauts de l'économisme et de l'américanisme. Ce processus était une guerre culturelle: "La guerre culturelle vise la tête pour paralyser sans tuer, pour conquérir par le pourrissement et s'enrichir par la décomposition des cultures et des peuples". L'instrument de cette décomposition était le bric-à-brac culturello-médiatique américain qui envahissait les marchés européens des loisirs, en marginalisant définitivement les productions culturelles locales. 

L'année suivante, l'énarque Jacques Thibau engageait à son tour le combat, en publiant La France colonisée (Flammarion, 1980). Pour lui, la guerre culturelle faisait basculer les Européens dans la glu d'une représentation mythique de l'Amérique, présentant celle-ci comme le nec plus ultra de la modernité et dévalorisant ipso facto toutes les autres cultures comme des archaïsmes, proches d'une disparition inéluctable voire méritée. Les américanophiles développent dans ce contexte le complexe du colonisé, qui cherche à se débarrasser de ses oripeaux ancestraux. Par l'offensive de Hollywood et de Disneyland, l'imaginaire des Français (et des autres Européens, Africains, Asiatiques) se voyait colonisé, tandis que sur le plan hard des technologies de pointe, les Etats-Unis organisaient la dépendance de leurs alliés, en branchant les premiers ordinateurs sur leurs réseaux, en mettant la main sur les signes de la communication future, en profitant des budgets de recherche réduits en Europe. Il concluait, à rebours des souverainistes actuels: "L'Europe et la France, même combat!". Il réclamait une fermeté européenne face à la volonté américaine de maintenir le continent en état d'assujettissement. Thibau pariait pour un binôme franco-allemand (réactualisation du tandem De Gaulle-Adenauer), qui serait le noyau de la future Europe indépendante, qui aurait amorcé une Ostpolitik, c'est-à-dire des négociations avec l'URSS ou d'autres Etats du bloc socialiste, conduisant à terme à une neutralité européenne dans la guerre des blocs. Thibau était proche du Ministre français des affaires étrangères, Michel Jobert, futur préfacier du Nouveau Discours à la Nation européenne de Guillaume Faye, paru en 1985. Hélas, la faiblesse morale et les courtes vues du personnel politique européen ont réduit ces projets à néant. 

Dans l'orbite des droites françaises dans les années 70, véritable pot-pourri d'idées divergentes battues en brèche par l'offensive soixante-huitarde, on a donc assisté à un glissement: tandis qu'une bonne frange de la droite libérale et/ou nationaliste, hostile à De Gaulle et secouée par l'aventure de l'OAS en Algérie, marquait une nette tendance à l'occidentalisme et se montrait favorable à l'alliance américaine parce que De Gaulle s'était détaché de l'OTAN, une faction européiste, dont quelques cénacles anticipant la ND, se rapprochait des idéaux politiques gaulliens (et non pas du gaullisme historique et politicien qu'elle continuait à mépriser), parce que De Gaulle, dans les années 60, avait affronté les Etats-Unis, principale puissance hégémonique en Europe occidentale. Cet européisme est sans doute le noyau fondamental de la ND, car, ultérieurement, même dans sa phase actuelle de déliquescence, elle n'a pas adhéré au néo-nationalisme de Le Pen dans les années 80 et 90 («un repli sur le bunker national», disait de Benoist) ni au nouvel engouement «souverainiste» de ces cinq dernières années (qui se réclame assez souvent de De Gaulle, avec des personnalités comme Régis Debray, Chevènement, Coûteau, Gallois, Seguin, Pasqua, partiellement De Villiers, etc.). Notons que l'infléchissement de de Benoist, jadis proche des milieux OAS anti-gaullistes au début des années 60, vers une option néo-gaullienne, est sans doute dû à l'influence de Mohler, partisan d'une réconciliation franco-allemande (Adenauer/De Gaulle, 1963), dont l'objectif final serait d'échapper à la logique binaire de Yalta (cf. in: Von rechts gesehen, "Chicagoer Konferenzpapier über den Gaullismus", rédigé en anglais, et "Charles de Gaulle und die Gaullismus"). Petite remarque concernant votre question: les Allemands non-conformistes devraient tout de même savoir clairement que les positions anti-occidentalistes, néo-gaulliennes et anti-américaines que de Benoist a prises au cours de sa carrière trouvent leur source dans les travaux de Mohler. Sans l'impulsion de Mohler, dont les propos étaient d'une clarté limpide, de Benoist aurait continué à grenouiller dans une sorte d'occidentalisme de droite, mixte de John Wayne et de national-libéralisme conservateur français, sauce IVe République, ou sauce Bourgine. Il faut aussi dire que de Benoist n'a pas fait grand chose pour approfondir et élargir les projets de politique internationale de Mohler: sa peur panique de l'histoire l'empêche de formuler une pensée géopolitique étayée, argumentée et cohérente. 


Yanov, critique des "nouvelles droites" néo-slavophiles soviétiques 


Pour revenir à la Russie, rappelons encore l'apport direct de Wolfgang Strauss, dans l'éclosion d'une russophilie néo-droitiste. Dans un article de Criticón, en 1978, consacré au renouveau slavophile dans la littérature et le cinéma russes de la seconde moitié des années 70 (Belov, Raspoutine, etc.), celui-ci, observateur attentif des mouvements d'idées en Russie, attire l'attention de ses lecteurs sur l'ouvrage d'un dissident libéral émigré en Californie, Yanov (Janow). Ce dernier, hostile aux néo-slavophiles, démontre que le monde intellectuel russe n'est pas divisé en deux camps, celui du régime et celui de la dissidence, mais que la slavophilie nationaliste et grand-russienne, est présente dans les instances du régime comme dans la dissidence, et que l'occidentalisme rationaliste (marxiste ou libéral) a également ses régimistes et ses dissidents. Quatre mouvances traversaient dès lors l'URSS: les régimistes slavophiles, les régimistes occidentalo-marxistes, les dissidents libéraux-occidentalistes et les dissidents slavophiles et nationalistes. J'ai résumé l'article de Strauss pour le bulletin de l'antenne belge du GRECE (Pour une renaissance européenne dirigée par Georges Hupin) et notre équipe étudiante a aussitôt commandé une bonne demi-douzaine d'exemplaires du livre de Yanov (Janow), afin de nous familiariser avec les multiples aspects de la pensée russe, des slavophiles du XIXème siècle aux néo-slavophiles de l'ère Brejnev. Plus tard, Alain de Benoist, qui avait pris langue avec moi pour la première fois juste après la parution de mon résumé du long article de Strauss dans Pour une renaissance européenne, a présenté l'ouvrage de Yanov (Janow) dans les colonnes du Figaro-Magazine. Notre point de vue était, bien entendu, de réconcilier les slavophiles régimistes et dissidents contre les efforts des occidentalistes, quel que soit leur camp, afin de donner corps à une Russie hostile à l'hégémonie culturelle, économique et militaire des Etats-Unis. Pour notre petit groupe de réflexion, à Bruxelles, l'essentiel était de défendre l'identité russe et la fidélité à l'aventure géopolitique de la Russie des Tsars et des Soviets en Asie centrale et dans le Caucase, en Sibérie et sur les confins de la Chine, par solidarité grande-européenne, voire euro-sibérienne. Alain de Benoist, après son article sur le travail de Yanov (Janow) dans le Figaro-Magazine et après un dossier sur la Russie éternelle (en dépit du communisme) dans Eléments, n'a plus jamais adopté de positions claires sur le sujet, sans doute parce que l'histoire russe, comme toutes les autres grandes thématiques historiques, ne l'intéresse pas. Ce désintérêt  - et donc cette lacune intellectuelle - explique l'hostilité actuelle d'Alain de Benoist et de son secrétaire, Charles Champetier, aux brillantes esquisses géopolitiques d'un jeune auteur comme Alexandre Del Valle, qui s'efforce, avec un incontestable brio, d'apporter une réponse européenne, solide et cohérente, aux projets américains de Zbigniew Brzezinski, exposés dans The Grand Chessboard (1996). Ce vigoureux infléchissement de notre pensée-monde alternative vers une Realpolitik planétaire a valu à Del Valle la haine tenace du tandem de Benoist/Champetier qui veulent mordicus réduire la ND à un aimable club feutré de sociologues amateurs, maniant avec un snobisme risible des concepts ronflants, creux et peu pertinents. L'anti-américanisme de de Benoist et les quelques rares expressions de russophilie que l'on trouve au fil de ses articles et réflexions ne relèvent pas de la Realpolitik mais d'un esthétisme onaniste et désuet, finalement fort infécond et très désincarné. Une pensée de l'impuissance! Triste épilogue!

1981: l'exposition sur la Prusse à Berlin

Dans le cadre de la ND, l'exposition de 1981 à Berlin sur l'histoire prussienne a joué un rôle non négligeable dans l'infléchissement de la géopolitique implicite du mouvement vers une certaine russophilie. Les travaux de Peter Brandt (fils de Willy Brandt), de Wolfgang Venohr, de Bernt Engelmann, de Christian von Krockow et de Sebastian Haffner ont fait prendre conscience à une vaste frange de l'opinion publique allemande du destin qui liait l'Allemagne à la Russie. Dans le camp national, les travaux de Gustav Sichelschmidt, Wolfgang Strauss, Ernst von Salomon, Berthold Maack, Helmut Diwald et Joachim Fernau ont également effacé les derniers réflexes pro-américains. L'abondance de la littérature sur la Prusse a étonné de Benoist, dans un premier temps, les sympathisants plus ou moins proches de la ND française ensuite. Tout d'un coup, on se rappelait l'amitié de Voltaire avec Frédéric II (bien mise en exergue par Haffner et Venohr). Plus fondamentalement, au-delà d'un certain engouement esthétique pour l'art classique prussien (Gilly, Schinckel, von Klenze) ou pour le redoutable art militaire des officiers de Frédéric II, les néo-droitistes français s'apercevaient, bien après les stratèges et diplomates français d'après 1870, que la profondeur stratégique d'une alliance prusso-russe rendait la forteresse Europe invincible. Contrairement aux artisans de la «revanche» française entre 1871 et 1919, quelques néo-droitistes français, férus de géopolitique, dont Faye, entendaient, par option européiste radicale, ajouter la masse territoriale de l'Hexagone et la force de frappe atomique française à ce bloc potentiel, que laissait espérer l'exposition berlinoise sur la Prusse. Le bloc se serait alors étendu de l'Atlantique au Pacifique.

Après l'exposition de Berlin, l'Allemagne connaît la vague du «national-neutralisme», où un ensemble impressionnant de scenarii sont élaborés par des hommes et des femmes venus de tous les horizons idéologiques, en vue de sortir de l'impasse du duopole de Yalta et de la division allemande. Chacun de ces scenarii doit évidemment tenir compte d'un fait historique majeur: les propositions de Staline en 1952, envisageant la réunification de l'Allemagne en échange de sa neutralisation, ce qui aurait restauré peu ou prou la neutralité bienveillante de Bismarck dans les conflits opposant la Russie à l'Ouest (Guerre de Crimée). Les débats allemands d'avant la perestroïka nous ont forcé à relire les traités, à explorer leur genèse, à ne plus raisonner, en politique, en termes d'idéologie. En plein débat sur l'installation des missiles et sur l'utilité de l'OTAN ("une bombe à retardement" disait Alfred Mechtersheimer à l'époque), j'ai publié un dossier d'Orientations (n°3, 1982) et prononcé une conférence au Cercle Héraclite de Paris, réservé aux cadres du GRECE. En 1986, lors du colloque annuel de cette association néo-droitiste, j'ai énuméré et commenté les projets de neutralisation (sans désarmement incapacitant) au niveau européen. Toutefois, cette thématique, ô combien importante et cruciale, n'a été que très superficiellement abordée dans le cadre de la ND française, contrairement à ce qui se passait au même moment en Allemagne, notamment dans les colonnes de la revue Wir Selbst de Siegfried Bublies. Je n'ai jamais cessé de le déplorer.

Le voyage à Moscou

Dans les derniers jours de mars et les premiers jours d'avril 1992, quand je me suis retrouvé aux côtés d'Alain de Benoist, à l'invitation d'Alexandre Douguine, à Moscou pour faire face aux questions de la presse russe puis à celles de Guennadi Ziouganov et d'Edouard Volodine, j'ai bien dû constater que le leader de la ND française esquivait systématiquement les questions relatives à l'histoire diplomatique européenne, aux traités, aux implications de la Guerre de Crimée, etc., alors que ces questions intéressent voire passionnent les Russes. Un groupe de trois jeunes rédacteurs de Nach Sovremenik souhaitait des éclaircissements sur la position des NDs ouest-européennes dans l'éternelle question balkanique, après les évènements violents de Slovénie et de Croatie en 1991-92. Une réponse raisonnable nécessitait de récapituler les clauses et conditions des divers traités ayant, au cours de l'histoire récente, agencé les fragiles équilibres et déséquilibres balkaniques et danubiens (Traité de San Stefano de 1878, Traité de Berlin de la même année, Versailles, contentieux entre Hongrois et Roumains, réglementation de la navigation sur le Danube avec ou sans participation russe/soviétique, etc.). Nos interlocuteurs russes avaient l'intention de nous replonger dans l'histoire, de gré ou de force, et n'attendaient pas de recevoir de nous une recette miracle à la mode médiatique occidentale, un éventail d'idées toute faites qui ne résolvent aucun problème. C'est grâce à une lecture attentive et régulière des volumes de la revue Forschungen zur osteuropäischen Geschichte, publié à Wiesbaden par l'éditeur Otto Harrassowitz que j'ai pu participer à ce débat. Alain de Benoist, manifestement, ne tenait pas à faire ce plongeon dans l'histoire. Car il n'y était pas préparé. L'homme a dans la tête une quantité d'idées, fort belles mais totalement désincarnées. L'histoire ne l'intéresse pas.  


D'où sa panique un an plus tard quand a éclaté la fameuse affaire pariso-parisienne des «rouges-bruns», où il fut la principale tête de Turc d'une brochette de journalistes de bas étage en mal de sensationnel. Il ne s'agit pas, dans mon chef, de faire de l'idéologie, rouge, brune, verte, bleue ou jaune, mais de récapituler l'histoire européenne par l'intermédiaire d'une lecture attentive des traités qui l'ont jalonnée, et cela, à un moment où l'Europe aurait vraiment pu faire un saut qualitatif décisif. Bien que la guerre du Golfe, en janvier-février 1991, avait déjà largement prouvé l'aveuglement géopolitique de l'Europe et sa servilité à l'égard des Etats-Unis. Quand, avec Michel Schneider, Christiane Pigacé, Ramon Blanc-Colin, Jacques Marlaud et quelques autres, nous tentions d'apporter une réponse à ce défi géopolitique américain dans les colonnes de la revue Nationalisme et République, Alain de Benoist n'a rien trouvé de plus intelligent que d'amorcer une campagne obstinée et hargneuse de calomnies et de dénigrement contre ce nouvel organe de presse. J'ai refusé de me laisser embobiner dans cette entreprise; Jacques Marlaud, lui, a capitulé et pris pour argent comptant les bobards que faisait circuler de Benoist. Apparemment, les raisons du chef de file du GRECE étaient d'ordre bassement commercial: Nationalisme et République constituait une concurrence pour ses propres feuilles! On a les ambitions qu'on peut!
 
En résumé,  le facteur «Russie» a été abordé par la ND parisienne au départ d'une redécouverte de Moeller van den Bruck et, partant, des thèses énoncées par Dostoïevski dans son Journal d'un écrivain; ensuite, sur le plan realpolitisch,  - qui n'a malheureusement pas été pensé systématiquement et jusqu'au bout par le chef de file de la ND parisienne, au contraire de Mohler, -  la revalorisation de ce facteur «Russie» était la réponse adéquate à l'emprise trop étouffante de la tutelle américaine, dont la guerre culturelle est un des aspects majeurs. La russophilie d'inspiration moellerienne-dostoïevskienne permettait de rester dans le giron de la pensée conservatrice-révolutionnaire, de ne pas basculer dans une sorte de pseudo-marxisme opportuniste (comme certains aspects du «gaullisme de gauche») et de répondre au défi américain en se replongeant dans l'histoire réelle et tragique de l'Europe et de la Russie. 
 
4. Quelles ont été les mutations politiques, philosophiques et culturelles au sein de la ND au cours de ces 30 dernières années?
La ND étant un kaléidoscope multicolore où de très nombreux ingrédients entrent en jeu, répondre à votre question exigerait un livre tout entier. Pour être concis, je vois essentiellement, dans la trajectoire de ceux qui feront la ND à Paris dans les années 60, 70 et 80, deux ruptures. La première, impulsée par Giorgio Locchi (alias Hans-Jürgen Nigra) et Guillaume Faye, adoptée a posteriori par Alain de Benoist, consiste en une rupture avec l'américanisme et l'occidentalisme. Elle a eu lieu en 1975-76, avec un dossier de la revue Nouvelle école sur l'Amérique et un numéro du magazine Eléments, intitulé «Pour en finir avec la civilisation occidentale». Depuis ces deux numéros, les thématiques anti-américaines et anti-occidentales sont récurrentes dans la ND française. La seconde rupture date de fin 1988, lors d'un colloque consacré au bicentenaire de la révolution française, où, dans son intervention, de Benoist, après une lecture attentive des travaux du philosophe allemand Heinrich Meier sur la pensée de Jean-Jacques Rousseau, abandonne une des caractéristiques fondamentales des droites françaises, qu'il avait partagée jusqu'alors: l'anti-rousseauisme.  


Que dire rétrospectivement de ces deux ruptures? 

La première conduit à ne plus s'identifier à l'Occident, c'est-à-dire au complexe Europe + Amérique d'après 1945, à ce que Guillaume Faye nommera un peu plus tard l'«américanosphère». La ND ne se fait plus la défenderesse de l'Occident moderne mais de l'Europe, qu'elle dissocie de cet Occident. En insistant sur cette notion d'Europe, et sur l'héritage indo-européen, matrice de cette Europe, elle autorise une ouverture à l'espace russo-sibérien, extension vers le Levant de ce même fait européen fondamental, beaucoup plus ancien que les idéologies modernes et matérialistes issues des Lumières, responsables de la rupture avec la Russie. En refusant les idéologies modernes, elle parie pour le politique pur, tout à la fois au sens traditionnel et aristotélicien du terme, que le libéralisme et l'américanisme (forme extrême) veulent abolir au nom du moralisme et de l'économisme, deux orientations que l'URSS ne connaissait pas à l'ère de Brejnev. 

Rousseau, Herder et Pestalozzi

La seconde permet d'abandonner tous les avatars de l'individualisme libéral et occidental. Mais, si le recours à Rousseau via les interprétations de son oeuvre qu'en a données Heinrich Meier, est intéressante à relever et à analyser dans l'évolution d'Alain de Benoist, cette démarche reste incomplète, quelque peu incohérente au regard de son anti-rousseauisme initial. Si je partage en gros le raisonnement de Meier et de de Benoist dans cette ré-appropriation de Rousseau, j'estime qu'un rousseauisme néo-droitiste demeure une incongruité dans le continuum des droites françaises, où de Benoist est bien obligé de s'inscrire, faute de perdre son public, son terreau, etc., pour aller virevolter dans un «ailleurs» sans socle, impalpable. En s'annexant et en recopiant les travaux de Meier, de Benoist détache Rousseau du contexte de son époque, où certains de ses disciples ou lecteurs peuvent effectivement étoffer et consolider l'apparatus idéologique de la ND. Je veux parler de Herder et de Pestalozzi. On ne peut pas parler des aspects positifs de Rousseau, dans une perspective ND, sans les mêler étroitement à l'héritage que nous a légué Herder. Et aux projets pédagogiques cohérents de Pestalozzi. 

En 1981, quand je travaillais à la rédaction de Nouvelle école avec Alain de Benoist, j'avais suggéré la publication d'un long article sur la pensée pluraliste et différencialiste de Herder, résumé des thèses de son traducteur français Max Rouché et de son exégète anglais F. M. Barnard (Herder's Social and Political Thought. From Enlightenment to Nationalism, Clarendon Press, Oxford, 1965). Cette suggestion n'a pas été retenue. Elle a été rejetée d'un air dédaigneux par de Benoist. Effectivement, jamais la ND ne s'est directement inspirée de Herder, alors qu'il est le père des approches différencialistes en matières de cultures dans l'Europe toute entière. Cette lacune la met en porte-à-faux par rapport à bon nombre de thématiques dont elle s'inspire ou qu'elle croit (ré)incarner, à commencer par la révolution conservatrice allemande, héritière directe des interrogations de Herder à la fin du XVIIIième siècle. Ensuite, l'anthropologie d'Arnold Gehlen, dont se réclame de Benoist dans Les idées à l'endroit (en s'annexant purement et simplement un mémoire de fin d'étude de Pierluigi Locchi, le fils de Giorgio Locchi), est directement tributaire de la définition herdérienne de la culture, comme l'explique Gehlen lui-même dans ses Anthropologische Forschungen. Quand j'ai suggéré un numéro de Nouvelle école sur l'anthropologie philosophique, en prenant appui sur ce texte de Gehlen, où ce dernier énumère toutes ses sources, j'ai obtenu une fin de non recevoir. Mon objectif était de publier dans ce dossier de Nouvelle école de courtes monographies sur les fondateurs de l'anthropologie philosophique, qu'il aurait fallu assortir d'articles sur les thématiques principales de cet aspect bien particulier de la philosophie, en prenant, cette fois, appui sur les travaux de Hans-Georg Gadamer (cf. DTV-Thieme, Philosophische Anthropologie, Bd. 1 & 2, nr. 4074 & 4148). Quand j'en ai parlé à de Benoist, c'était comme si je lui avais parlé de confectionner un numéro de Nouvelle école sur la géologie de la planète Pluton!

Herder: diversité concrète, autarcie culturelle, pluralisme des valeurs!

Herder étant le philosophe de la diversité concrète de l'histoire et de l'idéal d'autarcie culturelle, il est l'ancêtre direct du polythéisme des valeurs, que la ND avait prétendu restaurer, notamment par le biais de sa revendication païenne. Herder, dans Une autre philosophie de l'histoire (Auch eine Philosophie der Geschichte), rejette tous les modèles d'oecuménicité et les vérités uniques, tendant à s'imposer de gré ou de force à l'humanité tout entière. Herder nous donne déjà toutes les recettes philosophiques pour s'opposer aux pensées uniques et, partant, à la political correctness que l'on cherche à asseoir de San Francisco à Paris, et de Paris à Sidney. 

La pédagogie de Pestalozzi

Quant à Pestalozzi, il a créé une pédagogie qui cherche à s'adapter à chaque élève, visant à faire éclore les talents potentiels particuliers de l'écolier et à les maximiser pour le bien commun. Ainsi, le géographe Ritter, éduqué selon les principes de Pestalozzi a jeté les bases de la géographie physique et de la cartographie modernes. Les principes pédagogiques du Suisse Pestalozzi connaîtront de multiples avatars au cours du XIXième siècle, pour avoir ensuite un impact important dans la pédagogie alternative née dans le sillage des mouvements de jeunesse allemands, du Wandervogel à la Freideutsche Jugend des années 20, en marge de la révolution conservatrice. Une réception cohérente des apports de Herder et de Pestalozzi aurait permis à la ND de suggérer, notamment dans le cadre de la revue Nouvelle éducation de Fabrice Valclérieux et dans le mouvement scout "Europe Jeunesse", un projet éducatif séduisant, solide, alternatif et valable.
 
Aujourd'hui, la pratique de la pédagogie pestalozzienne connaît un indéniable succès dans le mouvement anthroposophique en Suisse, en Allemagne et en Flandre, où des réseaux scolaires privés fonctionnent parfaitement et produisent une véritable élite intellectuelle, jalousée par les partisans du centralisme étatique en matière d'éducation. Par l'entêtement borné d'Alain de Benoist, cet infléchissement fécond de la ND vers l'anthropologie philosophique et la pédagogie pestalozzienne n'a pas eu lieu. Alain de Benoist porte là une grande responsabilité historique. Au lieu d'explorer ces terrains féconds, il a détaché une interprétation de l'oeuvre de Rousseau de son contexte (qui était justement herdérien et pestalozzien) et l'a plaqué sur un appareil issu de la droite française, marqué par un anti-rousseauisme de départ. En manoeuvrant de la sorte, il a certes provoqué une rupture et un mini-scandale (qu'il ne faut sûrement pas amplifier outre mesure), choses dont il est friand, mais il n'a aucunement consolidé sa ND, laquelle reste, une fois de plus, un corpus lacunaire qui désoriente l'observateur extérieur (et même l'observateur intérieur!): en effet, le recours subit et inattendu de l'ex-anti-rousseauiste de Benoist à un rousseauisme passionné, a sans nul doute désorienté plus d'une personne, alors qu'une explication de ce cheminement via Herder et Pestalozzi n'aurait pas hérissé un public de droite, et aurait été plus cohérente, vu l'intérêt de Herder pour les matrices culturelles (Homère, le haut moyen âge des Nibelungen, de la Chanson de Roland, de l'Heliand, l'Islande de l'Edda et des sagas, Shakespeare) et les identités nationales, qui le distingue de Rousseau, qui ne s'intéressait guère aux vieux mondes et aux littératures archaïques. Herder permet de penser les communautés historiques génératrices de cultures particulières par un processus s'étendant sur le très long terme, tandis que Rousseau risque toujours, en dépit des analyses a contrario de Meier, de nous faire basculer dans la dialectique individu/masse du démocratisme à la française, irrespectueux des communautés charnelles, de quelque ordre que ce soit (cf. à ce propos les critiques de Max Hildebert Boehme et d'Edgar Julius Jung). Qui plus est, de Benoist aurait pu habilement jouer le Maurras félibrige (et donc herdérien sans le savoir) contre le Maurras anti-rousseauiste, tout en plaidant pour une défense des identités au sein de l'Hexagone et en réclamant l'avènement d'une sixième république, d'essence fédérale cette fois. Le lien avec la politique concrète n'aurait pas été perdu. 

Pour résumer, les deux ruptures principales dans l'itinéraire idéologique de la ND (et de l'intellectuel atypique qu'est de Benoist selon Taguieff) sont importantes, mais elles n'ont pas été suffisamment illustrées par des textes cohérents, expliquant clairement le cheminement intellectuel, en tenant compte des susceptibilités du public de base que de Benoist avait su mobiliser dans les années 70 et 80.  L'absence de tels textes fait croire que la ND de-benoistienne est une sorte de mouvement brownien désordonné et discontinu.  Ecueil que le chef de file de la ND française aurait pu éviter, si, démesurément imbu de ses succès au Figaro Magazine, il n'avait pas joué au sourd au début des années 80. Mais il n'est pire sourd que celui qui ne veut point entendre! 
 
5. Dans le mouvement non-conformiste en général, nous trouvons des éléments traditionalistes et des éléments vitalites. N'est-ce pas une contradiction?

Votre question tourne indubitablement autour de la réception récente en Allemagne de l'oeuvre de Julius Evola, justement dans des milieux qualifiés à tort ou à raison de «néo-droitistes». En règle générale, on affirme qu'Evola, traditionaliste, est hostile aux conceptions organiques/vitalistes issues de la philosophie de la Vie allemande ou de l'existentialisme de Heidegger. C'est partiellement vrai, mais une telle position revient à réduire l'oeuvre d'Evola à certains de ses aspects tardifs seulement. Et à ignorer tous le passé dadaïste, avantgardiste, réaliste-magique, idéaliste-réaliste, etc. d'Evola. A ignorer également la dimension incontestablement vitaliste, dionysiaque et shivaïste que l'on décèle dans Le Yoga tantrique par exemple. Une difficulté de taille demeure néanmoins: celle de penser simultanément  - et non pas de façon antinomique -  les différents éléments d'une lecture multiple d'Evola, seule lecture acceptable. Tant en France qu'en Allemagne, il est trop tôt pour accéder à ce stade, car une masse de textes, notamment de la première période d'Evola, disons de 1910 à 1930, ne sont pas encore traduits. En Italie, les anthologies d'articles et de recensions de cette époque cruciale dans l'itinéraire évolien viennent à peine de paraître, ces cinq ou six dernières années, sous la direction de Claudia Salaris, Elisabetta Valento, Gian Franco Lami et Claudio Mutti. D'une lecture attentive et bien décantée de cette masse impressionnante de textes, on arrivera, très bientôt, à une approche moins manichéenne de l'oeuvre d'Evola. Il est impossible, en effet, sur base de tous les textes d'Evola lui-même, de prôner un traditionalisme figé, auquel on opposerait un vitalisme caricatural, sous-nietzschéen et para-nazi. Un tel manichéisme ne résiste déjà plus à l'analyse aujourd'hui. A fortiori, il paraîtra complètement ridicule et désuet demain. Par ailleurs, Gehlen, qui n'est certainement pas un philosophe qualifiable de «traditionaliste», mais un anthropologue biologisant, démontre que la nature (la vie) est insuffisante au niveau de l'humain et que le donné naturel brut ne vaut rien ou risque rapidement l'impasse s'il n'y a pas un encadrement culturel, un appareil d'ordre culturel, issu de la vie, mais destiné à encadrer celle-ci. Sans un tel encadrement, la vie risque à tout moment de déboucher sur le désordre, le déclin, la déchéance, comme nous nous en apercevons aujourd'hui. Evola, me semble-t-il, a considéré, après ses mésaventures juvéniles dans le petit univers dadaïste de Tzara, qu'une critique trop outrancière des cadres culturels menait à l'impasse, tout comme une fétichisation des institutions vermoulues, qui ne hissent plus la vie à un niveau supérieur, mais, au contraire, l'emprisonnent dans un carcan inutile et infécond. A mes yeux, la contradiction que vous évoquez dans votre question est un faux problème. 

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