Contre l'esprit bourgeois!


Contre l'esprit bourgeois!
Entretien (1990)

Le bourgeoisisme est la mentalité, une attitude de l’esprit et, plus généralement, une attitude devant l’existence, caractéristiques de la bourgeoisie, étendue à l’ensemble de la société moderne indépendamment des classes sociales. C’est donc plus un concept philosophique qu’un concept d’ordre sociologique ou économique.

Le bourgeoisisme désigne en fait les traits négatifs de l’esprit bourgeois dès lors qu’ils deviennent universels mais ne renvoie pas aux traits positifs de la “bourgeoisie entreprenante”, aujourd’hui en plein déclin. Le bourgeoisisme qui s’oppose à l’esprit populaire comme à l’esprit aristocratique, domine la société marchande et la civilisation occidentale : morale de l’intérêt, recherche individualiste du bien-être immédiat, réduction du lignage à l’héritage matériel, esprit de calcul, conception négociante de l’existence, ignorance du don, préservation parcimonieuse de la vie, refus du risque et de l’aléa, esprit d’entreprise limité à l’accroissement de richesse, désir de sécurité, tendances cosmopolites, indifférence aux attaches, aux enracinements et aux solidarités avec son propre peuple, détachement envers tout sentiment religieux de nature collective ou gratuite, ignorance complète du sacré. Le bourgeoisisme caractérise aujourd’hui, au-delà des étiquettes de “droite” ou de “gauche”, la plus grande partie de la société européenne.

• 1) Existe-t-il véritablement un esprit bourgeois ?

Réponse affirmative sur 2 plans.

♦ a) Un plan empirique : n’importe quel citoyen moyennement intelligent perçoit une sphère bourgeoise dans la société, une sphère aux contours flous dont le contenu s’insinue partout. La sphère bourgeoise n’est pas fermée sur elle-même, elle n’est pas un espace clos facilement discernable ; elle est bien plutôt un rhizome qui s’est capillarisé dans toutes les strates de la société, dans la sphère de l’État et dans l’univers ouvrier, dans la religion et dans l’intelligence.

♦ b) Un plan scientifique : les initiés savent, surtout ceux qui partagent notre vision du monde, que des auteurs comme Werner Sombart, sociologue allemand, où Bernard Groethuysen, philosophe allemand, ont, au cours de la première moitié de notre siècle, repéré les étapes historiques de la formation de la classe bourgeoise. L’amour des richesses, l’esprit de calcul, la perte du sens de la gratuité, la propension à tout monnayer, la volonté de gagner sans rien entreprendre ont été les moteurs du bourgeoisisme. Certes, je ne me permettrais pas de critiquer la volonté d’entreprendre, la créativité industrielle ou la faculté de bien gérer une entreprise mais la finalité du bourgeoisisme n’est justement pas de générer un dynamisme permanent; au contraire, cet éventail d’idéologèmes vise l’établissement d’une quiétude, d’une jouissance hédoniste non créative. Par le biais de l’usure, une caste de la société vit aux dépens des travailleurs et des créateurs. L’homme, dans la plénitude de sa dignité, est avant tout un créateur de formes; il est le point focal d’où partent des énergies intellectuelles ou physiques. Que celles-ci soient récompensées en nature pour leur intensité n’est pas éthiquement répréhensible. L’usurier, que nos ancêtres médiévaux conspuaient, vit sans prester ni travail physique ni travail intellectuel. Le fait qu’il retire des bénéfices et des pouvoirs d’un tel état de chose est, en revanche, très répréhensible sur le plan éthique (Cf. Jacques Le Goff, La bourse ou la vie, Hachette, 1987).

L’esprit bourgeois, en résumé, c’est l’ensemble des valeurs qui permettent à ceux qui les portent et les diffusent, de vivre sans être confrontés directement à la souffrance, aux tourments de la créativité, de l’effort sur soi, de la volonté de léguer et de transmettre, aux générations ultérieures, une œuvre aussi parfaite que possible. L’esprit bourgeois, c’est l’esprit de l’usurier et du spéculateur qui jouit de ses richesses sans peiner et surtout sans les avoir lui-même produites. Le contre-exemple qu’il donne est très négatif sur les plans politique et historique. Il incite des individus de valeur, des individus dotés de capacités multiples, à s’adonner à la spéculation plutôt qu’à la créativité, puisque c’est matériellement plus rentable.

Je m’empresse d’ajouter que le marxisme a confondu dans le terme “bourgeois” l’entrepreneur créatif, qui mobilise des moyens pour lancer son invention personnelle dans la société, et le bourgeois spéculateur et usurier, qui profite d’une fortune que ni ses capacités intellectuelles ni sa force physique n’ont permis d’acquérir, pour prêter avec intérêt des sommes d’argent à ceux de ses concitoyens qui en ont besoin et, par ricochet, pour vivre de leur sueur ou de leur génie. Le terme bourgeois doit être utilisé par nous dans le sens d’usurocrate.

2) En quoi influence-t-il notre société ?

L’esprit bourgeois/usurocratique inverse les hiérarchies naturelles. L’intensité vitale, intellectuelle ou physique, la créativité des mains et des cerveaux, nous la plaçons au sommet de la hiérarchie de nos valeurs. L’esprit bow­geois/usurocratique fait de la créativité, des virtualités des peuples, des objets de spéculation, des moyens commodes de s’enrichir. Par conséquent, ces virtualités sont repoussées par l’usurier à un échelon inférieur de la hiérarchie des valeurs.

Par ailleurs, les idéaux diffusés par la publicité sont des idéaux de carpe diem, de farniente, sont des valeurs hédonistes, suggérées par des plages et des palmiers, des corps vautrés sur un sable chaud, des ciels tropicaux, des hôtels de luxe aseptisés, des fauteuils cossus, des grosses autos aux métaux brillants, aux chromes agressifs. Jamais un programme publicitaire ne vantera les mérites d’un atelier surchauffé, d’une coulée continue, n’aura une dimension prométhéenne. Jamais, il n’exaltera le travail proprement dit.

Nous nous acheminons ainsi petit à petit vers une société du non-travail, le travail étant jugé non valorisant, exactement comme dans l’univers biblique. Au travail éreintant, l’idéologie dominante oppose la rouerie ou le calcul du petit boursicotier qui s’enrichit sans se fatiguer ni rien produire. La jet-society fait la une des magazines, pas l’invention importante de tel laboratoire. Les histrions détiennent le pouvoir culturel. Les yuppies écument Wall Street, prétendent travailler dur mais, de ce travail, personne ne voit le résultat concret et tangible : où sont, en effet, les machines qu’ils ont construits, les arbres qu’ils ont plantés, le blé qu’ils ont fait poussé, la théorie qu’ils ont échafaudée, la formule chimique ou mathématique qu’ils ont mise au point, la maison qu’ils ont bâtie, la statue qu’ils ont sculptée ? Ces malheureux, idéalisés par Reagan et Thatcher, ne sont que les larbins de la grande machine usurocratique. Ils vivent des miettes que veulent bien leur lancer les usuriers qui, de surcroît leur font aimer leur esclavage.

3) Quelles en sont les incidences sur la jeunesse européenne ?

Les incidences de cette mentalité sont graves à plus d’un titre. Les années 80, que nous venons de laisser derrière nous, ont stérilisé l’esprit contestataire qui a toujours animé la jeunesse. Sur fond de crise, on a assisté à une démission généralisée, à un assagissement inquiétant. Pas de révolte, pas de dissidence, pas de critique. La jeunesse a mis bas les armes. L’usurocratie mondiale a entrepris la conquête de cet espace social, jusqu’ici rétif à ses manigances. Un exemple : les villes d’Europe ont été couvertes d’affiches publicitaires, les journaux remplis de pages en quadrichromie, pour vanter les mérites des comptes bancaires spéciaux pour les 12 à 18 ans ou pour les étudiants. L’usurocratie annihilait ainsi l’indépendance et l’insouciance financière de la jeunesse. Elle contribuait ainsi à en faire des petits vieux avant l’âge. Elle l’entraînait dans la spirale des dettes et des remboursements. Les incidences de l’esprit usurocrate sont donc bien tangibles et bien concrètes.

4) Voit-on poindre à l’horizon une jeunesse opposée à cet esprit ?

Aujourd’hui, su seuil des années 90, il y a tout lieu d’être pessimiste. En effet, 1968 est loin, très loin, et les néo­libéraux qui hier étaient contestataires, tentent d’assimiler les linéaments positifs de 68 au “fascisme”. Quand les étudiants griffonnaient sur les murs de la Sorbonne le slogan “l’imagination au pouvoir”, 2 possibles germaient : donner la priorité à la créativité concrète ou laisser libre cours aux pulsions hédonistes, à ce que Marcuse nommait l’orphisme ou le narcissisme anti-prométhéen. Bien sûr, il ne faut pas simplifier à outrance et faire du modèle prométhéen la panacée absolue ou nier la dimension poétique du mythe d’Orphée. De plus, il y a dans la philosophie de Marcuse bien davantage que cette polarisation un peu abrupte entre les figures de Prométhée et d’Orphée. Mais c’est cette polarisation que les terribles simplificateurs ont retenue : leur travail de vulgarisation a provoqué le basculement de nos idéologies dominantes vers la soft-idéologie narcis­sique/orphique. La jeunesse a été entraînée dans cette chute; elle se débat aujourd’hui dans cette gélatine étouffante qui n’autorise le déploiement d’aucune volonté projectuelle. Pour répondre plus directement à votre question, je dirais que rien ne point à l’horizon ; nous sommes dans des années d’indécision, ce qui n’empêche pas qu’elles soient décisives. C’est dans cette période d’interrègne que les rares contestataires véritables — des contestataires constructifs — doivent réfléchir et élaborer la contre-offensive, trouver la recette qui dissolvera la gélatine soft-idéologique, sans pour autant retomber dans le productivisme unidimensionnel dénoncé à juste raison par Marcuse. En effet, la notion d’unidimensionnalité est capitale car c’est contre toute les réductions ad unum qu’il nous faut lutter. Elle est d’autant plus importante aujourd’hui, cette notion d’unidimensionnalité, que les tenants de la soft-idéologie veulent nous imposer un monde unifié, communiant dans le même culte du Coca-­Cola et des idoles de la chanson américaine. C’est cette unidimensionnalité-là qu’il s’agit de combattre, parce qu’elle laisse en jachère quantité de possibles, parce qu’elle étouffe des talents multiples, fruits féconds d’un monde résolument pluridimensionnel.

5) Quelle démarche la jeunesse devrait-elle aborder pour contrer cet esprit bourgeois ?

La démarche première est une démarche de dissidence. Une démarche critique qui criblera toutes les manies et les institutions de l’usurocratie omniprésente. Les individualités critiques doivent se rassembler, diffuser leurs idées, créer la contre-culture, former des communautés d’hommes et de femmes partageant la même vision des choses mais des communautés non retranchées du monde comme celle des bergers du Larzac ou de l’écotopie californienne. La difficulté, c’est d’être à la fois en dehors du mande usurocratique et dans ce même monde, afin de le combattre sur son propre terrain. Cette stratégie de subversion constructive est très difficile à manier. En effet, notre histoire est jalonnée de monologiques, pour lesquelles il n’y a chaque fois qu’une et une seule solution valable. Nous arrivons à l’âge des logiques plurielles, à vitesses multiples, où il faudra savoir simultanément et adroitement avancer et reculer, avancer pour conquérir du terrain, reculer pour mieux sauter plus tard, louvoyer pour ne pas être étouffé par la gélatine soft-idéologique, contourner les innombrables obstacles que nous dresse le système. Jadis, à l’unidimensionnalité rationaliste/technochratique, les contestataires ont opposé l’unidimensionnalité utopique/romantique. Il s’agira demain d’opposer à toutes les unidimensionnalités des éventails plurilogiques capables de s’insinuer dans toutes les failles du système et d’y créer des foyers de corrosion.

Mais ce travail de sape exige au préalable une préparation intellectuelle très rigoureuse et fortement structurée. La contre-offensive ne pourra pas s’appuyer sur les résidus intellectuels des contestations précédentes. Elle doit impérativement faire recours aux innovations contemporaines en philosophie ou en sciences. C’est surtout la tâche des étudiants, handicapés toutefois par la déliquescence de l’enseignement qu’ils ont subi. Sur le plan pratique, la technologie de la PAO permet de sortir tracts, revues, brochures, journaux, livres à des prix abordables. Un véritable samizdat doit naître, qui précédera le travail politique proprement dit. Rien ne sert de commencer par celui-ci, si l’on n’a pas forgé préalablement un projet de société, un projet constitutionnel, un programme économique cohérent et moderne qui ne serait pas la simple répétition d’un modèle antérieur ou un bricolage idéologique boiteux, qui ne serait pas un salmigondis de revendications incohérentes de type pouja­diste.

Le bourgeoisisme a pris aujourd’hui une telle ampleur planétaire qu’il ne peut plus être combattu par le folklore ou le recours à la marginalité (toute marginalité est désormais récupérable par l’espace marchand) mais uniquement par l’esprit, par l’intelligence servie par une volonté résolument dissidente. Je m’empresse d’ajouter que l’intelligence n’est pas toujours sanctionnée par un diplôme universitaire. Si c’était le cas, les centaines de milliers d’énarques, de juristes, d’économistes, de technocrates, etc. qui fonctionnent de par le monde, se mettraient en grève et refuseraient de servir plus longtemps encore l’usurocratie. Le samizdat doit servir à révéler les contradictions de la soft-idéologie, ses ratés, ses dysfonctionnements. Pour ce faire, il faut avoir des compétences professionnelles et, souvent, une formation universitaire. Pour sentir qu’il y a des dys­fonctionnements, il faut de l’intuition : n’importe quel citoyen peut en avoir. Il lui suffira ensuite de donner cohérence à ses intuitions.

En bref : la démarche à adopter, c’est de se doter des instruments conceptuels cohérents pour analyser un réel qui n’est même plus celui d’il y a 20 ans (de mai 68) ; c’est utiliser les ressources techniques récentes (PAO, vidéo, radios libres, etc.), en retournant l’individualisme consumériste contemporain contre lui-même ; je m’explique : le système bourgeois a privilégié la sphère privée en accordant aux individus le droit de posséder des instruments très performants, lesquels peuvent se révéler subversifs. Regardez autour de vous : combien de revues très bien faites sont nées sans capitaux, sans qu’il ne soit exigé des cotisations lourdes pour les financer, dans les 5 dernières années ? C’est un résultat de la PAO qui rend la fabrication de revues très aisée. C’est dans ce sens qu’il faut poursuivre la lutte ; le texte écrit sera le pont entre les représentants d’une dissidence omniprésente dans notre société. Il faut semer et, à coup sûr, nous récolterons.

6) Est-ce que les Wandervögel ont incarné cette résistance à l’esprit bourgeois ? Quelles leçons peut-on retirer de leur itinéraire ?

Les Wandervögel constituent effectivement un exemple d’école. La discipline rigoureuse de l’époque wilhelminienne, la rigidité des programmes scolaires, l’étroitesse d’esprit du moralisme du XIXe, ont provoqué une volonté de dissidence parmi les jeunes. Ils ont voulu créer le “Règne de la jeunesse”, indépendant du monde adulte. Mais cette volonté n’a pas stagné dans l’utopie. Dans le sillage de la révolte juvénile allemande du début du siècle, des concepts nouveaux sont nés, notamment en pédagogie. Résultat : le matériel humain a pu mieux être utilisé en Allemagne qu’ailleurs en Europe. La maîtrise des techniques modernes était un fait courant dans les ligues de jeunesse : cinéma (chez les Nerother), motos, planeurs, méthodes agricoles nouvelles, premiers rudiments d’écologie, etc. Les Wandervögel, et les ligues qui ont pris le relais, nous enseignent donc à être à la fois dans le monde et en dehors de ses scléroses. Ils n’ont pas sombré dans un hédonisme stérilisant mais affronté la vie de face, l’ont prise à bras le corps.

Robert Steuckers (1990)

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