Lacan: négateur du politique

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Lacan: négateur du politique
 
par Robert STEUCKERS
 
Julien Freund est, en France, le philosophe du "politique", à l'époque où l'on cherche à esquiver le politique. Qui se-rait alors le philosophe négateur du politique? Pour Thanos Lipowatz, c'est Jacques Lacan. Cf.
Thanos LIPOWATZ, Die Verleugnung des Politischen. Die Ethik des symbolischen bei Jacques Lacan, Quadriga, Berlin, 1986, DM 38,- (ISBN 3-88679-950-6).

La démonstration de Lipowatz oppose l'"éthique lacanienne du symbolique" à la notion du politique définie par Carl Schmitt. Redoutable polémique, aux implications incalculables. Pourtant, les intentions de Lipowatz ne sont pas assimilables à la soft-idéologie ambiante, visant l'assomption du politique et l'avènement d'un monde angélique. En effet, explique Lipowatz, notre après-guerre (surtout en Allemagne) a été marqué par les polémiques idéologiques opposant partisans de l'Aufklärung  et partisans du romantisme. Les uns comme les autres s'agitent dans des circuits clos de la pensée et croient détenir la vérité ultime. Cette agitation stérile découle d'une perte de l'"espace symbolique" (qui fonde la "différence" au sens lacanien), ce qui a entraîné un désenchantement généralisé, provoqué la trivialité, l'ennui global et la disparition de tout sens. La volonté révolutionnaire de retrouver un sens tout en biffant la dimension symbolique (jugée résiduelle) a conduit beaucoup de soixante-huitards dans l'impasse du suicide, du délire, de la mystique ou du terrorisme. La correction du réel ne pas-se pas, explique Lipowatz à la suite de Lacan, par une ontologisation de la révolte (la ver-sion apocalyptique) ou de la marginalité (la version angélique), à la mode des révolutionnaires hystériques de notre siècle, mais par un recours au noyau fertile du "symbolique", que l'on interprétera différemment pour se débarrasser des pesanteurs léguées par l'interprétation précédente.

La pensée occidentale a conçu le monde comme une unité, une totalité, dont les multiples éléments constitutifs ont été perçus comme des mi-ni-unités, des mini-totalités, autant d'images illusoires de complétude. Une fois la totalité antique/médiévale éclatée, les mini-totalités éparses ont voulu se hisser au niveau d'une totalité globale. Résultat: l'avènement d'identités (d'uniformités) homogénéisantes, rigides, improductives, non irriguées par la différence symbolique. Or, pour Lacan et Lipowatz, le symbolique est non-identité, hétérogénéisant, plastique, productif, l'identité étant définie comme le résultat (partiel) de la volonté de faire correspondre l'imaginaire (des représentations unitaires) au réel. L'avènement des identités homogénéisantes engendre un désordre constant de rigidités juxtaposées. Ces rigidités, à leur tour, suscitent la critique. Et l'instrument critique, mis en avant par les tenants de l'Aufklärung,  qui ont voulu en faire une "police du sa-voir", enregistre toujours, dans un premier temps, quelques succès périphériques, avant de retomber impuissant ou, pire, de refouler encore davantage l'horizon du symbolique. La critique, en effet, cherche à éradiquer la "différence symbolique" (ou à l'intégrer) et, pour combler le vide que laisse cette dernière, elle suscite l'apparition d'une prolixité inflationnaire de différences superficielles, dépourvues de signification et de sens (en l'occurrence des produits de consommation, des données statistiques, des informations médiatiques, etc.).

La définition lacanienne/lipowatzienne de la "différence" est intéressante. Celle-ci n'est pas accordée au pluriel comme le veut la tradition nominaliste (les "différences" présentes et visibles dans le concret), qui induit l'arbitraire par-ce que chacune de ces différences exige une part de légitimité (voire la légitimité absolue). La différence symbolique, elle, est singulière, absente et invisible; il y a non-identité du réel et du symbolique. Jamais le réel et le symbolique ne se recouvrent entièrement, mais des rapports subtils s'échangent néanmoins toujours entre eux. Il y a donc disjonction constante, césure entre le réel et la source symbolique. La différence symbolique n'appelle donc pas une "alternative" rigide et programmatique, car toute al-ternative peut s'inscrire dans le catalogue des différences particulières qu'offre l'espace unidimensionnel de la consommation, mais focalise le désir, suscite un travail perpétuel d'adaptation du réel accepté tel qu'il est, y compris le pouvoir qu'il recèle. La césure implique l'ouverture, ce qu'interdiraient la conception schmittienne du politique ainsi que les simplifications politiciennes (relevant des différences arbitraires de la tradition nominaliste). Telle est la né-gation lacanienne du politique. Une négation se déployant au profit du symbolique, arcane des légitimités et des révolutions.
Robert STEUCKERS.

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